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Henri Troyat. LE CARNET VERT

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Разработка посвящена творчеству Анри Труайя, Содержит текст об авторе и новеллу "Зеленая записная книжка", а также учебные материалы к ним.

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«Henri Troyat. LE CARNET VERT»

Henri Troyat. LE CARNET VERT


I. Lisez le texte sur la vie et l’oeuvre d’Henri Troyat et répondez aux questions :


1. Qui est Henri Troyat?

2. Comment étaient son enfance et sa jeunesse ?

3. Comment a-t-il commencé sa carrière littéraire?

4. Comment était-il lié à la culture russe ?

5. Quels ouvrages a-t-il écrits?

6. Comment Henri Troyat a-t-il été honoré ?



Henri Troyat 

Henri Troyat (né Lev Aslanovitch Tarassov), né à Moscou (Empire russe) le 1er novembre 1911, mort à Paris (France) le 2 mars 2007, est un écrivain français. Dans son livre de souvenirs Un si long chemin, paru en 1976, il confirme clairement l'origine arménienne de ses deux parents.

Henri Troyat quitte la Russie avec sa famille en 1917 après la Révolution d’octobre. Il fait toutes ses études en France, au lycée Pasteur de Neuilly-sur-Seine. Il obtient ensuite une licence en droit.

Il devient rédacteur à la préfecture de la Seine en 1935. La même année, son premier roman,Faux jour, reçoit le Prix du roman populiste. En 1938, il obtient le Prix Goncourt pour son roman L'Araigne. En 1940, il commence une grande épopée inspirée de ses souvenirs de Russie, Tant que la Terre durera (7 tomes), suivi d'autres suites romanesque et de nombreux romans.

Au cours de sa carrière particulièrement prolifique de romancier et de biographe, il écrit plus d'une centaine d'ouvrages. Il est élu membre de l'Académie française en 1959, au fauteuil 28, à la place de Claude Farrère.

Henri Troyat a toujours écrit en français. Mais sa terre natale lui a fourni une inépuisable source d'inspiration, notamment pour ses biographies des tsars (Ivan le Terrible, Catherine la GrandeNicolas Ier) et des classiques russes, comme Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï ou Tchekhov. Il a également publié des biographies des grands auteurs français du XIXe siècle : Flaubert, Maupassant, Zola, Verlaine, Baudelaire, Balzac.

Son œuvre de fiction mêle nouvelles, récits psychologiques et cycles romanesques à thème français ou russe : Tant que la terre durera (1947), Les Semailles et les Moissons (1953), La Lumière des justes (1959),Les Eygletière (1965), Le Moscovite (1974) et le cycle de Sylvie avec Viou (1980), A demain Sylvie (1986), Le Troisième bonheur (1987).

Henri Troyat avait publié ses souvenirs en 1976 : Un si long chemin, et sorti son dernier ouvrage, La Traque, en 2006.

Henri Troyat est décédé à Paris dans la nuit du vendredi 2 au samedi 3 mars 2007 à l'âge de 95 ans. La cérémonie religieuse a eu lieu le 9 mars à la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski, avant son inhumation au cimetière du Montparnasse. Son épouse est décédée en 1997.

  • Membre de l'Académie française depuis le 21 mai 1959. À la date de sa mort, début mars 2007, il en était le plus ancien membre (doyen d'élection).

  • Grand-croix de la Légion d'honneur

  • Commandeur de l’ordre national du Mérite

  • Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres

  • L'Office des timbres de la Principauté de Monaco a honoré Henri Troyat en émettant un timbre-poste à son effigie à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance, timbre-poste dessiné par Cyril de La Patellière.



II. Lisez la nouvelle et répondez aux questions :


1. Où et quand se déroule l’action de cette nouvelle ?

2. Quels sont les problèmes qui y sont soulevés ?

3. Qu’est-ce que Marcel Lobligeois se plaisait à imaginer pendant sa promenade  ?

4. Qui était-il ? Comment était sa famille ?

5. Qu’est-ce qu’il a aperçu ?

6. Quelles étaient ses pensées à propos du carnet trouvé et de son propriétaire ?

7. Quel trouble était dans son âme vertueuse ?

8. Quel était son plan ?

9. Comment était l’atmosphère de famille avant le déjeuner ?

10. Quand voulait-il combler de joie ce petit monde de famille ?

11. Quelle étaient l'explosion de joie et préparatif du départ ?

12. Comment était l’arrivée dans le Sud ?

13. Quelle annonce a-t-il lue ?

14. Quelle était son idée fixe?

15. De quoi a-t-il parlé au pharmacien ?

16. Comment se reposait sa famille ?

17. Quelles notations étranges y avait-il dans le carnet ? Quelle était la réaction de Marcel Lobligeois ?

18. Comment se portaient les annonces et la cote du carnet ?

19. De quels problèmes lui parlait Simone ? Comment a-t-il réagi ?

20. Pourquoi a-t-il décidé de revenir à Paris ? Quelle était la réaction de la famille ?

21. Quelles étaient ses préoccupations à Paris ?

22. Quelles nouvelles de ses enfants a-t-il reçues ?

23. Comment s’est passée la rencontre avec le propriétaire du carnet ?

24. Quelle était la solution de l’énigme du carnet ?

25. Comment a changé la vie de Marcel Lobligeois ?

26. Donnez la caractéristique d’un des personnages de cette nouvelle.

24. Quels détails ou faits ont une grande valeur dans la narration ?


LE CARNET VERT

Comme chaque dimanche, vers onze heures du matin, Marcel Lobligeois s'arrêta dans la clairière pour regarder jouer les enfants. Le ballon roula jusqu'à lui et il le renvoya d'un coup de pied à la fois badin et sportif. Tandis que la partie reprenait, il se demanda ce que pensaient de lui les mères assises à l'ombre des arbres, sur des chaises de fer peintes en jaune. Il se plaisait à imaginer que certaines le prenaient pour un ancien champion de football veillant avec mélancolie sur la montée des jeunes espoirs, ou pour un grand savant, resté très simple, et qui, en flânant au Bois de Boulogne, remuait dans son cerveau de quoi rapprocher la terre de la lune, ou pour un banquier soucieux, que son automobile américaine suivait à courte distance... L'idée qu'il pût être confondu avec un de ces personnages le consolait provisoirement de n'être à quarante-cinq ans, que deuxième comptable aux Etablissements Ploch et Ducloarec, passementeries en tous genres. Il gagnait peu, il vivait mal et rien ne laissait prévoir que sa situation s'améliorerait dans les années à venir. S'il refusait que sa femme, sa fille et son fils l'accompagnassent dans cette marche dominicale, c'était parce que leur seule présence lui eût rappelé, à tout moment, qu'il était étiqueté, fixé, casé — et sur quel rayon secondaire ! Il avait du reste remarqué que les gens le regardaient moins lorsqu'il sortait en famille. De toute évidence, un homme flanqué de son épouse et de sa progéniture perd aux yeux des étrangers cette frange de possibilités mystérieuses, qui, en d'autres circonstances, ondoie autour de lui comme les cils vibratiles des protozoaires.

Bombant le torse, il dépassa les joueurs de ballon et se dirigea vers des promeneurs, dont il distinguait les silhouettes claires, du côté du lac. Il s'apprêtait à traverser une allée cavalière, lorsqu'il aperçut, dans le sable profondément malaxé, un petit objet, de couleur sombre et de forme rectangulaire. Il le ramassa, l’épousseta : c'était un joli carnet, relié en chevreau vert foncé. A peine l'eut-il ouvert, que le battement de son cœur se précipita. Glissés négligemment dans la pochette intérieure, des billets de banque montraient le bout de l'oreille. De gros billets. Il les compta. Huit, de cinq cents francs chacun. En tout, quatre mille francs. Quatre cent mille francs, eût dit sa femme qui avait l'esprit fermé aux novations en matière de finances.

Marcel Lobligeois inspecta les alentours d'un regard rapide. L'endroit lui parut désert. Personne ne l'avait vu. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance, car il allait, dès demain, rendre l'argent. A moins que le propriétaire du carnet n'eût omis d'y inscrire son adresse. Marcel Lobligeois le vérifia fébrilement. L'indication s'étalait en première page : Jean de Bize, 50, Av. Foch. Téléphone : Passy 00-34. Du reste, cela ne changeait rien : s'il n'avait pas trouvé l'adresse, il eût rapporté le carnet au commissariat. Il rêva à ce Jean de Bize, qui habitait avenue Foch (on sait ce que coûtent les loyers dans ce coin-là) et se permettait de semer quatre mille francs dans une allée cavalière. Sans doute avait-il fourré le carnet dans la poche revolver de sa Culotte avant de monter à cheval. Mais le bouton fermant la poche avait sauté et le carnet avait fini par glisser hors de sa cachette. Quelle drôle d'idée, aussi, d'avoir tant d'argent sur soi ! Et dans un carnet encore ! Cela prouvait que, pour M. Jean de Bize, quatre mille francs, c'était une bagatelle. Peut-être même avait-il oublié la somme exacte qu'il avait emportée ! Peut-être ne regrettait-il qu'une chose : le carnet ! Mais cet objet lui-même était visiblement sans valeur. Ce n'était ni un agenda ni un répertoire. La plupart des pages étaient blanches. Ça et là, simplement, quelques phrases incohérentes, des chiffres, des numéros de téléphone, de petits dessins géométriques. Plus il réfléchissait à la question, plus Marcel Lobligeois se persuadait que Jean de Bize aurait moins de joie à retrouver son argent que lui

à le garder. « Au besoin, se disait-il, je renverrai le carnet par la poste, anonymement, un peu plus tard. » Il palpa les billets, les huma (odeur suave et indéfinissable de cire, de couleur, de papier fin) et les rangea dans son portefeuille. Avec cette compresse sur le cœur, il se sentait mieux. L'équivalent de trois mois de salaire. Et cela juste avant les vacances ! Vraiment, la providence le comblait au moment où il eût été le plus enclin à douter d'elle. Certes, de temps à autre, un léger remords traversait son allégresse, mais il se justifiait sans peine en alléguant que, si cet argent avait appartenu à un pauvre (au fait, a-t-on jamais vu un pauvre avec quatre mille francs en poche ?) il le lui eût restitué sur-le-champ. Il était comptable, et qui dit comptabilité dit honnêteté. Mieux que tous les raisonnements, c'était la notion de cette innocence fonctionnelle qui le défendait contre les scrupules. Néanmoins, il se dépêcha de prendre le large. Inconsciemment, il craignait que le cavalier millionnaire ne revînt sur lui au galop : « N'avezvous pas vu un carnet en cuir vert ? » demanderait Jean de Bize d'une voix terrible. Que lui répondre ? Tous les vingt pas, Marcel Lobligeois se retournait. Son épaule se creusait comme sous le poids d'une main de plomb, son arrière-train n'était plus qu'une cible, il se rassura en débouchant dans le mouvement et le bruit de la Porte Maillot. Toutes pistes brouillées, il pouvait considérer que les quatre mille francs étaient bien à lui. Il fit le reste du trajet en sifflotant. Qui démêlera jamais les parts respectives du repentir et de la peur du gendarme dans le trouble d'une âme vertueuse ?

Marcel Lobligeois demeurait au sixième étage d'un grand immeuble moderne du boulevard Berthier, bâti en fer à cheval, avec douze entrées numérotées ouvrant sur un square miteux. En franchissant la grille, il avait déjà élaboré son plan. Pas question de révéler immédiatement sa découverte à Simone. Pendant vingt-quatre heures, il jouirait en avare de son secret. Puis il raconterait une histoire de billet de loterie acheté par hasard et dont il avait jusque-là négligé de vérifier le numéro tant il comptait peu sur son étoile. Prudemment, il décida de parler d'un gain de deux mille francs. Au-dessus, — sa femme et sa fille se monteraient la tête et envisageraient des dépenses faramineuses. Pour la première fois de sa vie, Marcel Lobligeois eut l'impression, en prenant l'ascenseur, de s'élever non seulement à travers les étages mais dans la réussite.

Sa famille l'attendait pour le déjeuner. Ils avaient leurs visages de tous les jours, ce qui le réjouit d'autant plus que, lui, se sentait exceptionnel. Subitement, il eut pour eux l'indulgence des riches. Sa femme, Simone, qui s'affairait dans la cuisine, ressemblait — fade, blonde et molle — à la blanquette de veau qu'elle était en train de préparer. (Mais elle avait un cœur d'or, une soumission exemplaire et la passion de son intérieur). Son fils, André, cancre à la face blême et à l'œil bovin, — en seconde à dixsept ans ! — vautré dans le meilleur fauteuil, lisait Tintin avec autant de passion que le jeune Bonaparte dévorant le Contrat Social. Sa fille, Gigi, grande bringue de vingt et un étés — shampouineuse de son état — mettait la table d'un air dédaigneux et, à chaque mouvement, l'échafaudage de ses cheveux blonds oscillait sur son crâne ovoïde. Le parfum entêtant du salon de coiffure l'entourait d'une « aura » luxueuse et impersonnelle. En l’embrassant, on embrassait toute la boutique. Elle tendit à son père une joue de velours et demanda :

— Bonne promenade ?

— Excellente, dit-il. J'ai une faim de loup !

Instinctivement, il tâta son portefeuille, avec le geste crispé d'un cardiaque. —

A table ! cria Simone du fond de la cuisine.

En s'asseyant, Marcel Lobligeois se dit qu'il était l'heureux chef d'une famille normale, et l'idée qu'il

аllait, demain, après-demain, combler de joie ce petit monde, ajouta du piment à la blanquette et du corps au onze degrés dont il accompagnait chaque bouchée.

L'explosion de joie fut exactement telle que Marcel Lobligeois l'avait souhaitée. Il fut traité de « cachottier » par une épouse au regard amoureux, éluda les questions de son fils qui voulait absolument savoir le numéro du billet gagnant et se prêta de bonne grâce aux cajoleries de sa fille qui, après l'avoir coiffé avec son peigne fin pour lui donner l'air moderne, décréta que, maintenant qu'on était riche, il ne pouvait être question de passer les vacances de juillet dans une pension de famille, à dix kilomètres d'une plage bretonne, et que la Côte d'Azur s'imposait. Soutenue par sa mère et son frère, elle roucoula jusqu'à ce que Marcel Lobligeois, vaincu en apparence, triomphant en réalité, eût consenti à cette folie. Séance tenante, on écrivit à des hôtels modestes mais confortables de Cannes, du Lavandou et de Saint-Tropez pour avoir des prix.

Les réponses arrivèrent par retour du courrier, cruellement chiffrées. Après étude des prospectus, ce fut un petit hôtel de Cannes, « Les Friselis » qui remporta tous les suffrages. Les préparatifs du départ se déroulèrent dans l'allégresse, compte tenu du fait qu'il fallut renouveler la toilette des dames, car on ne s'habille pas de la même façon dans le Midi que dans le Nord-Ouest. Les messieurs, eux, avaient, disaient-elles, beaucoup de chance, parce que leurs costumes de bain et autres seraient partout à leur place. Comme les dates des congés payés du père et de la fille concordaient jour pour jour, toute la famille partit par le train du soir, le 10 juillet.

Le lendemain matin, en prenant pied sur le quai de la gare, ils se sentirent déguisés dans leurs vêtements parisiens. C'était la première fois qu'ils descendaient si loin dans le Sud. Le soleil, l'accent traînant des porteurs, la poussière chaude soulevée par le vent, la pétarade des motocyclettes, les mille villas de carton-pâte, mussées dans une verdure terne, tout ici dépaysait et enchantait les voyageurs. L'hôtel des « Friselis », dans une petite rue derrière le port, était vétuste, mais propre. Le parfum de la cuisine à l'ail rampait dans les corridors. Il y avait des « avis à l'honorable clientèle » jusque dans les waters. La chambre des parents jouxtait celle des enfants et la porte de communication était ouverte. Dès que le garçon d'étage se fut retiré, Simone vida les valises. Elle avait hâte de se mettre en tenue d'été. Marcel Lobligeois trouva ses espadrilles enveloppées dans un papier journal et les chaussa voluptueusement. Un pantalon de toile bleue et une chemise à manches courtes achevèrent de lui donner un air de pêcheur méditerranéen. En attendant que sa femme et ses enfants fussent prêts, il s'assit sur le bord du lit et regarda, par la fenêtre, le mur d'en face, qui était nu, aveugle, avec, pour tout décor, une potence chargée de fils téléphoniques. Puis il ramassa le lambeau de journal qui avait servi à envelopper ses espadrilles et le parcourut machinalement. C'était la page des annonces. Au milieu d'un fourmillement de notifications grisâtres et banales, quelques lignes en caractères gras retinrent son attention :

« La personne qui, le 22 juin dernier, a trouvé un carnet de cuir vert, contenant quatre mille francs, est priée de rapporter le tout à son propriétaire dont l'adresse lui est connue. Récompense : dix mille francs.»

Sous la violence du choc, Marcel Lobligeois eut l'impression que le lit tremblait. Il relut l'annonce. Pas de doute possible. On lui proposait bien dix mille francs (un million !) s'il consentait à en restituer quatre mille. Son premier mouvement fut de gratitude. Bondir dans le train, se présenter devant Jean de Bize, lui remettre le carnet avec les quatre mille francs et repartir avec six mille francs de bénéfice — quoi de plus alléchant ? Mais, en plein élan, il se ravisa. Minute ! Que signifiait ce piège ? Jean de Bize se figurait-il que le possesseur du carnet serait assez naïf pour lui rapporter le magot en échange d'une promesse dont rien ne garantissait la sincérité ? Si lui, Marcel Lobligeois, se laissait tenter par cette offre, ce ne serait pas Jean de Bize qu'il trouverait dans l'appartement du 50, avenue Foch, mais des policiers en civil. Ces messieurs auraient tôt fait de le convaincre d'appropriation criminelle et de le jeter en cellule. Jean de Bize était décidément, malgré sa particule, un personnage retors. Des cocos pareils ne méritaient pas leur fortune. A supposer que Marcel Lobligeois eût besoin d'une excuse à son acte, elle était là, irréfutable. Il chercha la date du journal : 4 juillet. Une semaine déjà ! Peut-être d'autres annonces du même genre avaient-elles paru depuis ?

Il plia le papier, le glissa dans sa poche, et, encore perdu dans ses pensées, aperçut, comme à travers un brouillard, une sauvagesse d'une quarantaine d'années, à la chair blafarde, vêtue d'oripeaux orange à pois blancs, qui le regardait, tête penchée, avec espièglerie. Il dut se forcer pour complimenter Simone sur sa métamorphose. Gigi, elle aussi, s'était à demi dénudée. Quant à André, en short, sandales et « polo », il avait rétrogradé de trois classes dans ses études.

Toute la famille, ainsi costumée, se dirigea, suivant la ligne de plus grande pente, vers le bord de la mer. En passant, Marcel Lobligeois acheta un numéro de France-Soir, qu'il avait négligé de prendre la veille, quelques journaux du matin et des illustrés pour les dames. Soudain, au débouché de la rue, la mer leur sauta aux yeux, bleue, dure, scintillante. En approchant, ils découvrirent, comme un dépôt d'épluchures multicolores, l'amoncellement des corps qui épousaient la courbe de la baie. Les vacanciers suaient, épaule contre épaule. Il fallut louer deux mètres carrés de sable, quatre matelas et un parasol. Tandis que la jeunesse — Simone comprise — courait se tremper dans la Méditerranée, Marcel Lobligeois, assis à l'ombre, compulsa fébrilement les gazettes. Dans France-Soir, il dénicha la même annonce, mais, cette fois, Jean de Bize offrait treize mille francs, et non plus dix mille, à celui qui lui rapporterait son bien. Une petite phrase avait été ajoutée au texte : « Discrétion assurée.» D'abord ressaisi par l'indignation, Marcel Lobligeois, tout à coup, perdit de son assurance. Il lui parut improbable que Jean de Bize persistât, par simple duplicité, dans une manœuvre aussi grossière. Ce qui intéressait cet homme, ce n'étaient pas les billets de banque glissés dans la pochette, mais le carnet seul ! Une telle attitude pouvait s'expliquer si cet objet lui venait d'une femme aimée (on a souvent de pareilles délicatesses dans les milieux aisés !) ou bien si quelque remarque d'une valeur inestimable avait été consignée sur ces pages. Illuminé jusqu'au fond de l'âme, Marcel Lobligeois sentit qu'il avait touché juste. Maintenant, il était sûr de détenir un secret pour lequel Jean de Bize était prêt à payer le prix fort. S'il parvenait à le déceler par lui-même, ce ne seraient pas quelques milliers de francs qu'il gagnerait, mais une fortune. Un tremblement de convoitise le parcourut. Il chercha le carnet dans la poche de son pantalon, qu'il avait replié et posé à portée de sa main.

— Tu ne vas pas te baigner ? demanda Simone. L'eau est délicieuse !

Elle se tenait au-dessus de lui, le cheveu plat, la goutte au nez, les cuisses ruisselantes.

— Non, grommela-t-il. Je ne suis pas en train.

Elle haussa les épaules et retourna folâtrer avec ses enfants. Aussitôt, il ouvrit le calepin et le feuilleta, le dos à la mer. En troisième page, des formules chimiques l'intriguèrent. Mais ses connaissances dans ce domaine étaient trop lointaines pour qu'il pût en tirer quelque conclusion. D'autre part, il ne voulait pas mettre un tiers dans la confidence. Plus il considérait cet enchevêtrement de signes, plus il se persuadait qu'ils représentaient un produit nouveau, destiné à révolutionner le monde du commerce et de l'industrie : remède miraculeux, mélange explosif, matière synthétique inusable...

Naturellement enclin à la rêverie, il ne voyait plus la plage, le ciel bleu, les baigneurs, mais imaginait des usines groupées en rase campagne pour exploiter « son » invention. Il était déjà millionnaire, avec un hôtel particulier à Paris, un château en Touraine, une villa au Cap d'Antibes, une écurie de courses, une maîtresse, un tas de comptables — lorsque sa femme et ses enfants accoururent en riant et se jetèrent à plat ventre sur les matelas qu'il avait loués. Pour ne pas éveiller leurs soupçons, il dut cacher son carnet et aller à son tour tirer quelques brasses dans la mer. Mais il ne renonça pas, pour autant, à son idée fixe. Son corps nageait dans l'eau verte et son esprit dans l'opulence. Après avoir sacrifié, pendant dix minutes, aux exigences du sport, il revint vers le rivage, se sécha, se rhabilla et annonça négligemment qu'il voulait faire un tour en ville. De sa famille qui cuisait au soleil, paupières closes et chairs avachies, montèrent de faibles protestations. On l'accusa de ne pas savoir profiter de la nature. Il promit d'être de retour pour le déjeuner qu'on devait prendre, frugalement, au bar de la plage, et s'esquiva.

Cinq minutes plus tard, il entra dans une pharmacie, avisa un préparateur à la blouse blanche, au front savant et au regard las, le prit à part et lui montra le carnet ouvert à la troisième page.

— Ne pourriez-vous me dire à quoi correspond cette formule ? chuchota-t-il.

L'homme approcha le calepin de son nez et dit :

— A rien.

— Comment ça à rien ?

— Oui, à rien... Ce sont des symboles chimiques mis bout à bout... Evidemment, on reconnaît, par-ci par-là, des composés d'un usage courant... Mais quelle incohérence !... C'est un médecin qui vous a donné ça ?

— Non, non...

— Il ne s'agit pas d'une préparation à faire ?

— Pas du tout !

— J'aime mieux ça ! dit le pharmacien en riant.

Evidemment, cet homme était un âne. Marcel Lobligeois le remercia et sortit, outré. Il fit toutes les pharmacies de la ville sans obtenir la moindre précision. Une laborantine le prit même pour un mauvais plaisant et lui répondit qu'elle n'avait pas de temps à perdre. Ce n'était pas, pensa-t-il, un pharmacien de la belle époque, habitué à exécuter de vraies ordonnances, qui eût cané devant un problème si simple. A présent, ces messieurs n'avaient plus de « préparateurs » que le nom. Ils vendaient leurs produits en boîtes, comme de l'épicerie !... Partant du principe qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, Marcel Lobligeois entra dans une librairie scolaire et y acheta un manuel de chimie. Au lycée, il était toujours parmi les cinq premiers en cette matière. Plutôt que de retourner au bord de la mer, il s'assit dans un bistrot, commanda un pastis et se mit à bûcher. Il était une heure et demie, quand il se rappela qu'il avait une famille.

En arrivant sur la plage, il trouva ses enfants affamés et sa femme inquiète. Gigi s'était déjà fait quelques relations masculines dans le voisinage. Chaque fois que sa mère la priait de modérer ses jeux de prunelle et ses éclats de rire, elle répliquait avec agacement : « Je t'en prie, maman, je suis majeure ! » André, lui, grognait parce que ses parents refusaient de lui payer des leçons de ski nautique. « De quoi ai-je l'air de ne pas savoir, à mon âge ? » disait-il. Ces propos bourdonnaient aux oreilles de Marcel Lobligeois sans le toucher. Le temps de mastiquer un sandwich et il quitta de nouveau sa nichée, en prétextant des maux d'estomac. Simone gémit :

— Le climat d'ici ne lui convient pas ! Je suis sûre qu'il aurait été plus heureux en Bretagne !

Lui, cependant, claquemuré dans sa chambre, à l'hôtel des « Friselis », se replongeait, avec passion, dans la science. Il comparait les formules du livre avec celles du carnet, se remettait en tête, vaille que vaille, les lois de Lavoisier, de Richter et d'Avogadro, mélangeait tout, ne comprenait rien et finissait par se dire que le précieux secret n'était peut-être pas de nature chimique. Il y avait bien d'autres notations étranges dans le calepin ! Celle-ci par exemple : «Latitude 2° 2' 3" sud, longitude 92° 24' 17" ouest. La Suppliante. La crique des Vents. 37 marches. 3D+7G+2D. Ah ! Ah ! » Ces indications géographiques avaient un petit air de course au trésor qui ne pouvait tromper Marcel Lobligeois. Il y rêva toute la soirée. Et, le lendemain, laissant sa femme et ses enfants se rendre à la plage, il courut à la bibliothèque municipale pour y consulter des atlas. En passant, il acheta les journaux. Stupeur ! La cote avait encore monté. Cette fois, Jean de Bize offrait quinze mille francs pour la restitution du calepin.

Aiguillonné, Marcel Lobligeois se jeta sur les cartes qu'un bibliothécaire complaisant avait déposées devant lui. L'Amérique du Sud le fascina immédiatement. Il parcourut du regard tout l'Océan Pacifique, bleu, pur, sans une ride. D'après les indications de longitude et de latitude, le point recherché se trouvait quelque part au sud de l'archipel des Galapagos. Une petite île inconnue des géographes, sans doute, un pignon de roche volcanique, entouré d'écume, avec trois palmiers, une source, le silence. Son nom ? La Suppliante. Qui l'avait baptisée ainsi ? Un navigateur solitaire, Jean de Bize lui-même, peut-être. D'abord, repérer la crique des Vents. Là, descendre de 37 marches dans une galerie souterraine. Faire trois pas à D (c'est-à-dire à droite), sept à G (c'est-à-dire à gauche) deux à droite de nouveau, et « Ah ! Ah ! » tomber sur le coffre ! Marcel Lobligeois en avait une moiteur au creux du dos. Tout était si clair dans sa tête, qu'en levant les yeux de la carte il s'étonna de voir autour de lui des murailles de livres au lieu de l'espace infini. Vraisemblablement, Jean de Bize redoutait que l'homme qui aurait trouvé son carnet n'eût l'idée d'armer une expédition et de prendre pied avant lui sur l'île de la Suppliante. Or, Marcel Lobligeois savait fort bien qu'il ne réunirait jamais les capitaux nécessaires pour monter une telle entreprise. Du reste, il n'avait pas le tempérament d'un aventurier, il ignorait le maniement du pistolet automatique et, les rares fois qu'il avait pris le bateau, il avait eu le mal de mer. Non, il n'irait pas à la Suppliante, mais, en laissant croire à Jean de Bize qu'un tel voyage ne l'effrayait pas, il l'inciterait à lui proposer davantage. Il lui suffirait d'adresser à ce monsieur une lettre anonyme : « Je sais tout, je pars, j'y serai avant vous », et le chiffre de la récompense, offerte par voie de presse, quadruplerait du jour au lendemain. Certes, les esprits timorés pourraient parler, dans ce cas, d'une sorte de chantage. Mais Jean de Bize était un flibustier et, avec des hommes de cette trempe, quiconque s'embarrasse de considérations morales est vaincu d'avance.

En sortant de la bibliothèque, Marcel Lobligeois avait le cerveau en feu et les poings lourds comme des pierres. Il se contempla dans la glace d'un magasin de jouets et s'étonna de découvrir, au lieu du visage boucané qui eût correspondu à son état d'âme, une pâle et longue figure de citadin, avec des cheveux rares, une bouche molle sous une moustache effrangée et, aggravant le tout, un regard d'une irrémédiable honnêteté. Déçu, il fronça les sourcils pour se donner plus de caractère. En même temps, ses yeux parcouraient distraitement la devanture pleine de poupées, de panoplies et de bateaux. Une inscription en rouge sur un carton blanc le frappa : « La Suppliante — le jeu qui passionne les petits et les grands. » Quand les battements de son cœur se furent apaisés, il entra dans le magasin. Une vendeuse empressée lui montra la boîte qui contenait une mappemonde, des cornets, des dés, des petits bateaux, des coures en miniature, des jetons.

— C'est un genre de jeu de l'oie, expliqua-t-elle, mais mâtiné de domino et de Monopoli. Supposons que vous achetiez l'île de la Suppliante, qui est la plus importante de toutes, et que vous fassiez double six du premier coup...

Il ne l'écoutait pas, attentif, au-dedans de lui-même, à l'écroulement silencieux d'un échafaudage. Fallait-il croire que Jean de Bize avait noté les résultats d'une partie jouée avec ses enfants ? N'était-ce pas plutôt un gribouillage destiné à donner le change ?

Au comble de l'émotion, Marcel Lobligeois alla s'asseoir sur un banc, dans le square de la Croisette, et se remit à feuilleter le carnet. Il soumettait chaque page à un examen si tendu, qu'il en avait mal à la tête. Des noms propres, des adresses, des titres de journaux avec les dates correspondantes... Tous ces numéros — coïncidence étrange — étaient du mois de mars dernier. Il décida de se les procurer et passa la commande à un dépositaire. Puis il se traîna à la plage. De la journée, il n'adressa que des paroles d'une banalité affligeante à sa femme et à ses enfants. Ils n'en parurent pas autrement surpris, tant ils avaient de joie à vivre au grand air. André s'était lié d'amitié avec un groupe de jeunes gens qui jouaient au volley-ball. Un adolescent aux pectoraux avantageux, nommé Patrick Migrecoule, faisait mollement la cour à Gigi. Simone bavardait avec des voisins de parasol, parmi lesquels trônait un monsieur grisonnant et ventripotent, à l'accent sud-américain. Cela laissait à Marcel Lobligeois une liberté de pensée et d'action appréciable.

Le lendemain, la cote du carnet monta de nouveau en flèche : vingt mille francs, d'après la dernière annonce de France-Soir, Marcel Lobligeois serra les dents et résolut de tenir bon. Pendant trois jours, il n'y eut plus d'annonce dans les journaux. Soudain, les cours s'effondrèrent : quinze mille. Encore deux jours, et on descendit à quatorze. Etait-ce le commencement de la débâcle ? Après réflexion, Marcel Lobligeois conclut que les indications du carnet se référaient à une denrée périssable. Mais il pouvait s'agir également d'une manœuvre destinée à semer la crainte chez le détenteur du calepin. Comment le savoir ? Ah ! il avait affaire à forte partie ! Ce fut ce jour-là que Simone lui parla de sa fille, qui avait découché toute la nuit. Il l'écouta d'une oreille distraite. Lui qui, jadis, considérait la vertu de Gigi comme le plus pur joyau du patrimoine familial, ne fut nullement affecté en apprenant qu'elle l'avait perdue dans les bras du quinquagénaire sud-américain. Il ne comprenait même pas pourquoi sa femme, les yeux pleins de larmes, les épaules tressautantes et les mains jointes et retournées en petit panier, le sommait d'user de son autorité paternelle :

— C'est ton devoir, Marcel ! Toi seul peux empêcher notre enfant de s'en aller à vau-l'eau. Cet homme ne cherche auprès d'elle qu'une satisfaction passagère. Il est marié. Père de famille. Grand-père peut-être !...

— Elle est majeure, dit Marcel Lobligeois avec ennui

— Pas moralement, tu le sais bien ! Parle-lui ! Moi, elle ne m'écoute pas, mais toi… toi…»

Il se fâcha, prétendit qu'il avait assez de tracas sans s'occuper encore des coucheries de Gigi, que, du reste, à notre époque, une fille ne décrochait un mari qu'après avoir montré ce qu'elle savait faire entre deux draps, qu'il était pour l'amour libre, l'émancipation des peuples opprimés, la suppression des droits de douane et le contrôle des naissances, et que, si on l'embêtait encore avec ces histoires de jambes en l'air, il prendrait le prochain train pour Paris. Stupéfaite par cette déclaration si peu conforme aux idées habituelles de son époux, Simone le considéra avec terreur et chuchota :

— Tu l'auras voulu, Marcel, tu l'auras voulu !...

Peu après, elle lui fit remarquer que leur fils s'était décoloré les cheveux et portait des chemises de soie rose, des pantalons de shantung blanc et un bracelet d'or au poignet.

— Si ça l'amuse ! dit Marcel Lobligeois en détournant la tête. — Tu ne te demandes pas qui paye ces extravagances ? s'écria Simone.

— Lui sans doute !

— Avec les cinq francs que tu lui donnes par jour ? Non, Marcel, tu fermes les yeux parce que cela t'arrange ! Mais il faut que tu saches...

Et elle lui rapporta d'étranges détails sur les relations d'André avec des messieurs d'un certain âge. Il refusa de la croire. Pourtant, le soir même, en observant son fils de plus près, il fut obligé de convenir qu'il n'y avait rien de commun avec le potache brun et mollasson qu'il avait connu naguère, et l'adolescent flexible, blond et hâlé qui, aujourd'hui, soutenait son regard avec une douce insolence. Toutefois, un instinct l'avertissait qu'il ne devait pas creuser ce mystère s'il voulait préserver sa tranquillité personnelle. Voué à la poursuite d'un grand dessein, il ne pouvait, sous peine d'échec, accorder la moindre attention aux menus problèmes de la vie courante. Pour aller de l'avant, il avait besoin de se sentir allégé du poids de la famille. Son seul horizon maintenant, c'était le carnet vert. Jour et nuit, des pages tournaient dans sa tête, comme feuilletées par une brise légère. Il en connaissait par cœur tous les hiéroglyphes. Mais leur décryptage se révélait de plus eu plus décevant.

L'offre de récompense continuait à descendre par paliers de cinq cents francs. Ce rétrécissement progressif mettait les nerfs de Marcel Lobligeois à l'épreuve. Après deux semaines de vacances, il était devenu d'une humeur si atrabilaire, que Simone n'essayait même plus d'avoir une conversation avec lui. Entre-temps, Gigi avait quitté ses parents pour s'installer dans le studio qu'une amie avait, disait-elle, laissé à sa disposition ; quant à André, il passait toutes ses nuits dehors, faisait du ski nautique « à l'œil » et apparaissait, par intervalles, sur la plage, le nez au vent et la hanche provocante.

Brusquement, Marcel Lobligeois décida qu'il perdait son temps à Cannes, que la vraie piste était probablement à Paris et qu'il fallait avancer le départ de huit jours. Quand il annonça son intention à la famille, tout le monde protesta. Il faisait si beau, on venait juste de nouer des amitiés agréables !... Entre sa femme et ses enfants, couleur pain d'épice, Marcel Lobligeois avait conservé le teint pâle et la raison froide. Pour expliquer sa résolution, il invoqua le mauvais état de ses finances. (De fait, il ne lui restait plus que deux mille francs sur les quatre mille qu'il avait trouvés.) Cet argument fléchit la réticence de Simone, mais laissa sa fille et son fils insensibles, ils prétendirent que, grâce à leurs nouvelles relations, ils pouvaient prolonger leur séjour à Cannes sans débourser un sou. Simone s'indigna au nom des convenances, mais Marcel Lobligeois manifesta une grande compréhension. Pour lui, la jeunesse devait marcher avec son temps et piétiner les préjugés des générations anciennes. C'était dans la mesure où la France ferait confiance aux moins de vingt ans qu'elle retrouverait sa place dans le concert européen. Le devoir des parents était de renoncer à être des parents. Marcel Lobligeois l'affirmait d'autant plus volontiers, que toute occasion d'esquiver ses responsabilités de père de famille lui était maintenant une aubaine. Par acquit de conscience, il fit promettre à Gigi de surveiller son frère et d'écrire souvent. Ses enfants, étonnés par sa largeur d'esprit, l'embrassèrent, et son épouse, alarmée, lui lança un regard endessous.

Lorsque Marcel Lobligeois revint à Paris, il lui restait quatre jours de congé à prendre. Il les employa à courir la ville et à compulser des livres. Mais, chaque fois qu'il perçait la signification d'un chiffre ou d'un nom propre, il devait convenir qu'il n'était pas plus avancé qu'auparavant. La date de la bataille de Trafalgar, ajoutée au nom d'un restaurant fameux et coiffée d'une marque de lotion capillaire, ne conduisait à rien de précis. Comment croire que la fortune était au bout de rémunération des rois capétiens ? Et cette recette de bliny à la russe, était-il possible qu'elle valût à elle seule près d'un million d'anciens francs ? Du reste, on était déjà loin de ce chiffre. Le prix du carnet oscillait à présent aux environs des cinq mille. Mais la cote allait peut-être remonter. Par moments, Marcel Lobligeois avait l'impression d'être un poisson qu'un pêcheur habile fatigue après l'avoir ferré, laissant se dévider le fil du moulinet, l'enroulant un peu, le relâchant, le reprenant, le tirant par secousses calculées pour l'amener, à bout de forces, jusque dans l'épuisette. Ah ! s'il avait pu seulement se dégager de l'hameçon ! Mais le crochet était planté profondément dans sa chair.

A plusieurs reprises, il alla rôder autour du 50, avenue Foch où habitait son tortionnaire. Un immeuble tout blanc, tout neuf, avec de hautes fenêtres limpides, des portes en glace qui s'ouvraient d'elles-mêmes devant les visiteurs, un vestibule de marbre, un concierge galonné !... Et, malgré cette richesse, Jean de Bize tenait tant à son carnet, qu'il en demandait des nouvelles, tous les deux jours, dans les gazettes ! Il y avait là de quoi tourner la tête au plus équilibré des comptables !

Quand Marcel Lobligeois reprit son travail aux Etablissements Ploch et Ducloarec, ses collègues lui trouvèrent mauvaise mine. Il arrivait en retard au bureau, se trompait dans ses additions et ne riait plus aux plaisanteries de ses chefs. Les dactylos prétendirent qu'il avait une liaison, les expéditionnaires qu'il jouait aux courses. Lui, cependant, ne pensait qu'à l'abominable Jean de Bize. Sa fille lui écrivit qu'elle ne rentrerait pas à Paris parce qu'elle partait pour le Chili, avec « ce monsieur », rencontré à Cannes, qui allait « lui monter une affaire là-bas ». Comme Simone se désolait et parlait d'intervenir « avec la dernière énergie », il lui répliqua que leur fille avait toutes les chances d'être heureuse auprès d'un homme plus âgé qu'elle et que, si elle revenait déçue, dans quelques années, elle aurait, du moins, fait un beau voyage. Il témoigna de la même sérénité en recevant une lettre par laquelle André lui annonçait que, décidément, il n'avait pas le goût des études. On proposait au cher enfant d'entrer comme vendeur- étalagiste chez un antiquaire de Monte-Carlo. Il gagnerait, dès ses débuts, le double de ce que gagnait son père. En outre, il serait logé, nourri, blanchi par son employeur. Au comble de la joie, il espérait que ses parents ne verraient pas d'inconvénient à ce qu'il acceptât cette situation d'avenir. Malgré les réticences de sa femme, Marcel Lobligeois répondit à son fils qu'il l'approuvait de s'engager dans cette voie nouvelle.

A quelque temps de là, en rentrant du bureau, le soir, plus tôt que de coutume, il trouva Simone prenant le thé, dans la salle de séjour, avec un jeune homme aux épaules d'athlète et au regard de nourrisson. Elle portait sa robe du dimanche, bleu pastel, décolletée en forme d'as de cœur, et un parfum capiteux l'entourait. Un sourire engageant aux lèvres, elle rappela à son mari qu'il connaissait M. Patrick Migrecoule pour l'avoir souvent rencontré à la plage.

— En effet ! en effet ! dit Marcel Lobligeois distraitement.

D'après ses souvenirs, c'était à Gigi que ce garçon faisait la cour, tandis que le quinquagénaire chilien s'intéressait à Simone. Avaient-elles échangé leurs soupirants ? Elles échangeaient bien, autrefois, leurs robes. Quoi qu'il en fût, la présence de Patrick Migrecoule n'affectait nullement le maître de maison. L'important, pour lui, était que sa femme fût heureuse et le laissât en paix. L'heure était grave : il venait de lire, dans France-Soir, que le propriétaire du carnet n'offrait plus que quatre mille francs de récompense, c'est-à-dire la somme exacte qu'il avait perdue. Or, Marcel Lobligeois avait déjà dépensé tout l'argent. Il ne pourrait donc même pas restituer le calepin avec les huit billets de cinq cents francs pour le plaisir de faire connaissance avec Jean de Bize. Sans rien perdre ni rien gagner, il lui eût été agréable de demander des explications à cet homme étrange dont les annonces l'avaient poussé au bord de la folie. Il pensa bien un moment à prétendre que le carnet était vide lorsqu'il l'avait trouvé. Mais Jean de Bize ne serait pas dupe de ce mensonge, déposerait une plainte, et la police aurait tôt fait de démontrer que les dépenses de la famille Lobligeois à Cannes n'avaient pu être financées que par un moyen suspect. Incontestablement, il valait mieux se présenter en honnête citoyen, avec les quatre mille francs. Il suffisait de les emprunter pour quelques heures. Mais à qui ? Laissant sa femme et Patrick Migrecoule à leurs minauderies, Marcel Lobligeois passa dans la cuisine, but un verre de vin à la manière des travailleurs de force et, soudain, sentit dans sa tête une éclaircie. Il prendrait cet argent dans la petite caisse « pour dépenses courantes » des Etablissements Ploch et Ducloarec et le remettrait en place aussitôt après avoir vu Jean de Bize. Comme il avait la clef du coffre et que le comptable principal n'effectuait ses vérifications qu'en fin de semaine, personne ne s'apercevrait du prélèvement. Enflammé par cette idée, il revint dans la salle de séjour où sa femme et Patrick Migrecoule, assis côte à côte sur le canapé, se tenaient par la main. Leur attitude lui parut si naturelle, qu'il ne protesta pas lorsque Simone proposa au garçon de rester dîner avec eux.

Un valet de chambre en livrée fit entrer Marcel Lobligeois dans le salon et le pria d'attendre. Il semblait que cette demeure luxueuse ne fût pas habitée par un homme, mais par des meubles très vieux, très maniaques et très intelligents. Visiblement, on les dérangeait en leur rendant visite. Assis du bout des fesses sur un fauteuil Louis XV aux soieries délicates, Marcel Lobligeois considérait avec respect ces guéridons inutiles, ces bergères songeuses, ces tableaux aux nudités mythologiques, ces tapisseries lourdes, qui se fanaient d'ennui, et pensait que le propriétaire de tant de merveilles devait bien se moquer des quatre mille francs qu'il lui rapportait. Il avait pris l'argent dans le coffre le matin même et avait aussitôt téléphoné à Jean de Bize pour obtenir un rendez-vous. Maintenant, perclus d'angoisse, il se disait pour la centième fois que Jean de Bize, dont rien ne prouvait l'honnêteté, pouvait, contrairement à sa promesse, refuser de lui abandonner le contenu du calepin. Comment, dans ces conditions, rendrait-il la somme prélevée dans la caisse ? Ne valait-il pas mieux décamper immédiatement ? Ainsi, du moins, l'opération se solderait par un coup nul. Il se leva. Mais la curiosité fut la plus forte. Entre lui et cet homme existait un rapport de cause à effet aussi précis, aussi douloureux, qu'un lien physique. La porte se rouvrit, le valet de chambre reparut, et Marcel Lobligeois pénétra à sa suite dans une vaste bibliothèque. Des milliers de livres se tenaient serrés sur les rayons comme des oiseaux sur des perchoirs. Derrière une longue table, lisse, sévère, sans un papier, siégeait un petit monsieur entre deux âges. Joues roses et cheveux gris, il souriait au-dessus d'une cravate à pois blancs. Toute sa physionomie exprimait une politesse chinoise. Au premier coup d'œil, Marcel Lobligeois jugea que ce personnage n'avait rien d'un aventurier.

— J'ai lu votre annonce dans le journal d'hier, dit-il en déposant le carnet sur la table.

— Dans le journal d'hier seulement ? demanda Jean de Bize en plissant les yeux avec malice. Il avait ouvert le calepin et comptait les billets de banque en les faisant claquer entre ses doigts. Décontenancé, Marcel Lobligeois estima inutile de feindre plus longtemps.

— Non, dit-il. J'ai lu les autres annonces aussi...

— Pourquoi donc avez-vous attendu jusqu'à présent pour vous manifester ? Si vous étiez venu plus tôt, vous auriez reçu davantage ! Au lieu de répondre, Marcel Lobligeois retourna la question :

— Et vous, monsieur, pourquoi offrez-vous moins maintenant qu'au début ? Votre carnet s'est-il tant déprécié en quelques jours ?

— C'est vous, monsieur, qui vous êtes déprécié ! dit Jean de Bize.

— Comment cela ?

— Eh oui ! Votre geste aurait eu une plus grande valeur morale si vous l'aviez accompli aussitôt après votre découverte, il était donc juste que la prime, elle aussi, fût plus grande ! Tout en parlant, il poussait les quatre mille francs vers le visiteur. Marcel Lobligeois les empocha et secoua le front :

— Je ne vous comprends pas ! Il y avait tout de même des indications importantes pour vous dans ce carnet !

— Non.

— A quoi se rapportent toutes ces formules, tous ces chiffres, tous ces noms propres ?

— A rien... Je gribouillais ce qui me passait par la tête... Je m'amusais... Mettons, si vous voulez, qu'il me plaisait d'intriguer l'éventuel dénicheur.

Marcel Lobligeois se remémora ses nuits d'insomnie et l'idée d'avoir été berné le désespéra.

— Ce n'est pas possible ! balbutia-t-il. Je suis sûr que vous me cachez quelque chose ! Votre carnet, vous regrettiez bien de l'avoir perdu ?

— Je ne l'ai pas perdu ! dit Jean de Bize.

— Quoi ?

— Je l'ai laissé tomber exprès. Il y eut un silence. Le parquet se creusa en cuvette sous les pieds de Marcel Lobligeois. Son corps resta debout, mais son esprit perdit l'équilibre. Avec la sensation suffocante de basculer dans le vide, il bredouilla :

— Exprès ?... Comment ça exprès ?...

— Oh ! C'est très simple, dit Jean de Bize en se renversant sur le dossier de sa chaise. Vous avez devant vous un philanthrope. Je veux aider les hommes à découvrir les plaisirs de l'honnêteté. Alors, je leur facilite la tâche en leur offrant une prime pour le premier bon mouvement. Les dresseurs de fauves ne font pas autre chose quand ils distribuent des lambeaux de viande à leurs pensionnaires après le travail.Donc, de temps à autre — en principe quatre fois par an — je dépose un carnet avec de l'argent dans un lieu public et je promets, par voie de presse, une gratification démesurée à celui qui me rendra mon bien. La restitution s'accomplit, selon les cas, le jour même, ou une semaine plus tard, ou, comme pour vous, au bout d'un mois et demi, deux mois... Pour hâter la décision, j'augmente, puis j'abaisse progressivement le chiffre de la récompense. Vous êtes le premier à ne retirer aucun bénéfice de l'opération. Mais je ne doute pas que, pour vous aussi, notre rencontre aura été salutaire. On commence par rapporter un objet dans l'espoir d'obtenir une rétribution substantielle, puis les questions d'intérêt passent au second plan, et, à son insu même, l'homme prend le pli d'agir selon son cœur en toute circonstance...

Tandis que se déroulait ce discours melliflue, Marcel Lobligeois pensait à ses vacances gâchées, à ses enfants dévoyés, à sa femme qui se consolait avec un autre ! Rien de cela ne serait arrivé s'il n'avait consacré son temps à déchiffrer le carnet au lieu de surveiller sa famille ! Et le responsable de toutes ces catastrophes était là, souriant, content de lui, riche à crever ! Rarement un homme avait fait tant de mal en croyant faire tant de bien ! Le gifler, lui cracher au visage, l'assommer à coups de presse-papiers. Soulevé par une haine tumultueuse, Marcel Lobligeois se voyait déjà massacrant l'infâme, lorsque celuici, la face baignée de mansuétude, lui dit :

— De toute façon, comme je ne voudrais pas que vous emportiez un souvenir décevant de notre entrevue, je vous prie d'accepter ce petit dédommagement. Il lui tendit cinq billets de cent francs. C'était mieux que rien. La colère de Marcel Lobligeois retomba, coupée à la racine.

— Je vous remercie, dit-il. Et, après une seconde de réflexion, il ajouta :

— Vous allez continuer à semer de l'argent, comme ça, un peu partout ?

— Oh ! oui, dit Jean de Bize, les résultats sont trop encourageants ! Ainsi, ce carnet que vous m'avez rendu, je vais le « reperdre » dès demain.

— De quel côté ? demanda Marcel Lobligeois d'un ton faussement désinvolte. Jean de Bize le menaça du doigt et, sans répondre, le reconduisit jusqu'à la porte.

Le lendemain, à la première heure, Marcel Lobligeois remit les quatre mille francs dans la caisse des Etablissements Ploch et Ducloarec, sans éveiller l'attention de quiconque. Puis il se prétendit malade, quitta le bureau et alla s'acheter une fausse barbe, un nez en caoutchouc et des lunettes bleues. Rendu méconnaissable, il se posta à vingt mètres du 50 avenue Foch et guetta la sortie de Jean de Bize. Pendant trois heures, il piétina ainsi dans la brume. Enfin Jean de Bize franchit le seuil de la maison. Mais une auto longue et noire l'attendait. Il s'engouffra dedans. L'instant d'après, la voiture démarrait avec une silencieuse puissance. Marcel Lobligeois, pris au dépourvu, s'élança à sa suite, les coudes au corps, les mollets tremblants. Bientôt distancé, il s'arrêta hors d'haleine. Pourtant, après dix minutes de repos, il se remit en marche. Jusqu'à la nuit tombante, il rôda à travers le Bois de Boulogne, le regard au sol, les mains derrière le dos. Le carnet resta introuvable.

— Salaud ! grommelait Marcel Lobligeois. Ordure ! Où l'as-tu fourré ?

Il recommença ses randonnées les jours suivants, prospectant le terrain mètre par mètre. Quand un ballon roulait jusqu'à lui, il ne prenait même plus la peine de le renvoyer. Mal rasé, taciturne, bougonnant des injures, il effrayait les enfants par ses gestes incohérents. Ils l'appelaient « le chiffonnier ». Sa femme le quitta. Peu après, il fut congédié par la direction des Etablissements Ploch et Ducloarec pour absences injustifiées. Plutôt que de chercher une autre place, il s'inscrivit au chômage. Aujourd'hui encore, chaque soir, le long des allées cavalières, on peut voir un homme, voûté, haillonneux et hagard, qui marche les genoux fléchis, parle seul et, de temps à autre, s'arrête, jette un regard méfiant à la ronde et, du bout de sa canne, retourne un tas de feuilles mortes.




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