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Emmanuel Carrère. La moustache

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Разработка содержит материалы об авторе странного, но заставляющего думать романа, резюме, фрагмент романа, а также задания к ним.

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«Emmanuel Carrère. La moustache»

Emmanuel Carrère. La moustache



I. Lisez le texte et répondez aux questions :


1. Qui est Emmanuel Carrère ?

2. Quelle éducation a-t-il reçue ?

3. Par quoi a-t-il débuté ?

4. Quels ouvrages a-t-il déjà publiés ?

5. Dans quels genres travaille-t-il ?

6. Quelle carrière a-t-il encore entamée ?

7. Qu’est-ce qui le lie avec notre pays ?

8. Quels thèmes intéressent Emmanuel Carrère ?


Emmanuel Carrère


Emmanuel Carrère, né le 9 décembre 1957 à Paris, est un écrivain, scénariste et réalisateur français.

Ses grands-parents maternels sont des immigrés géorgiens. Il est le fils de Louis Carrère et de la soviétologue et académicienne Hélène Carrère d'Encausse, et le frère de Nathalie Carrère et de Marina Carrère d'Encausse

Il est diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris. Puis, il vit et travaille deux ans à Surabaya (Indonésie) pour son service national en coopération, essentiellement à enseigner le français.

Il débute comme critique de cinéma pour Positif et Télérama. Son premier livre, Werner Herzog, paraît en 1982. Il publie son premier roman  L'Amie du jaguar en 1983 chez Flammarion. Le suivant, Bravoure, sort un an après chez POL, éditeur à qui il confiera tous ses autres ouvrages par la suite. Il publie en 1986 le roman La moustache aux éditions POL, dont il réalisera lui-même l'adaptation cinématographique en 2005.

En janvier 1993, Emmanuel Carrère entreprend l'écriture d'un livre autour de l'affaire Jean-Claude Romand. Cela n'aboutira que sept ans plus tard avec la publication de L'Adversaire qui marque un tournant dans la production littéraire de Carrère. Depuis, Carrère n'a pas écrit d'œuvres fictionnelles. L'Adversaire présente aussi le travail de l'écrivain, la lente gestation de l'œuvre. Cette œuvre reste essentielle dans la production de l'écrivain, le succès critique et populaire ne s'est jamais démenti.

Il entame dans les années 1990 une carrière de scénariste avec l’adaptation de ses propres romans comme L'Adversaire et La Classe de neige, avant de se lancer dans la réalisation avec Retour à Kotelnitch et La Moustache.

En 2009, il publie D'autres vies que la mienne, qui recueille l'histoire de plusieurs personnes qui ont croisé sa vie et sont marquées par la maladie, le handicap ou le deuil. Le récit aborde, à travers le cheminement de l'auteur, des thèmes aussi différents que le tsunami de 2004 au Sri Lanka ou le combat judiciaire contre le surendettement. Ici, alors qu'il avait dans plusieurs de ses autres œuvres parlé surtout de lui (Un roman russe, et plus tard même dans Limonov), il se fait le modeste scribe de « vies minuscules » (pour reprendre l'expression de Pierre Michon), décryptant dans l'ensemble du récit les étapes de l'ouverture à l'autre. Le livre sera très librement adapté au cinéma, sous le titre Toutes nos envies, réalisé par Philippe Lioret, avec comme acteurs principaux Vincent Lindon et Marie Gillain.

En 2010, il est membre du jury des longs-métrages du Festival de Cannes, présidé par Tim Burton.

En 2011, il reçoit le prix Renaudot pour sa biographie romancée de l'écrivain, dissident et homme politique russe Édouard Limonov, avec lequel il a vécu pendant trois semaines à Moscou pendant la préparation du livre. Il est difficile de définir si le livre est un roman, une biographie ou un essai, car, si Limonov est bien le héros du livre, Carrère attache une très grande place à l'analyse de la littérature russe, ainsi que de l'histoire de l'URSS et de la Russie post-URSS. Ce sera un des grands succès commerciaux de la rentrée littéraire 2011.

En 2014, il publie Le Royaume, récit qui retrace la naissance du christianisme, en s'intéressant tout particulièrement aux parcours des personnalités des apôtres Paul et Luc. Comme souvent dans ses romans, il mêle à l'intrigue principale l'évocation de son propre parcours, et il y développe notamment l'évolution de son rapport à la foi chrétienne. Le livre connaît une des plus larges couvertures médiatiques, et des meilleures réceptions critiques de la rentrée littéraire 2014.

II. Lisez le résumé du roman La moustache et répondez aux questions :

1. Où et quand se déroule l’action de ce roman ?

2. Quel est le sujet du roman ?

3. Quels sont les problèmes essentiels qui y sont soulevés ?

4. Nommez les personnages du roman.

5. Quelle est l’idée principale ?

Le mari d’Agnès, un matin, rase sa moustache, sans le lui dire, pour la surprendre. Mais elle ne remarque rien et prend à témoin ses amis, son entourage, appuyée par des photos, pour montrer à son mari qu’il a coupé une moustache qui n’a jamais existé. A partir de ce canular innocent, le monde se dérègle et monte la folie.

« Ayant vidé la poubelle sur le trottoir, il trouva vite le sac qu’on plaçait dans la salle de bains, en retira des cotons-tiges, un vieux tube de dentifrice, un autre de tonique pour la peau, des lames de rasoir usagées. Et les poils étaient là. Pas tout à fait comme il l’avait espéré : nombreux, mais dispersés, alors qu’il imaginait une touffe bien compacte, quelque chose comme une moustache tenant toute seule. Il en ramassa le plus possible, qu’il recueillit dans le creux de sa main, puis remonta. Il entra sans bruit dans la chambre, la main tendue en coupelle devant lui et, s’asseyant sur le lit à côté d’Agnès apparemment endormie, alluma la lampe de chevet. Elle gémit doucement puis, comme il lui secouait l’épaule, cligna des yeux, grimaça en voyant la main ouverte devant son visage.

–Et ça, dit-il rudement, qu’est-ce que c’est ? »

Roman d'une quête, ou d'une perte de l'identité – notre personnage a-t-il jamais arboré la moustache-symbole qu'il prétend avoir rasé ? –, le livre d'Emmanuel Carrère nous entraîne au plus loin, là même où il n'y a plus de retour possible.


III. Lisez le fragment du roman, répondez aux questions et faites les devoirs :


1. Où et quand se déroule l’action de ce fragment?

2. Quels sont les problèmes qui y sont soulevés ?

3. Dégagez l’idée principale  de ce fragment.

4. Composez les questions sur le contenu de cet extrait et répondez à ces questions.

5. Dressez le plan du fragment.

6. Donnez la caractéristique d’un des personnages.

7. Quels détails ou faits ont une grande valeur dans la narration ?

8. Que pensez-vous, en général, de cet extrait du texte ?



Un jour, pensant faire sourire votre femme et vos amis, vous rasez la moustache que vous portiez depuis dix ans. Personne ne le remarque ou, pire, chacun feint de ne l'avoir pas remarqué, et c'est vous qui souriez jaune. Tellement jaune que, bientôt, vous ne souriez plus du tout. Vous insistez, on vous assure que vous n'avez jamais eu de moustache. Deviendriez-vous fou? Voudrait-on vous le faire croire? Ou quelque chose, dans l'ordre du monde, se serait-il détraqué à vos dépens? L'histoire, en tout cas, finit forcément très mal et, d'interprétations impossibles en fuite irraisonnée, ne vous laisse aucune porte de sortie. Ou bien si, une, qu'ouvrent les dernières pages et qu'il est fortement déconseillé d'emprunter pour entrer dans le livre. Vous voici prévenus.


«Que dirais-tu si je me rasais la moustache?»

Agnès, qui feuilletait un magazine sur le canapé du salon, eut un rire léger, puis répondit: «Ce serait une bonne idée.»

Il sourit. A la surface de l'eau, dans la baignoire où il s'attardait, flottaient des îlots de mousse semés de petits poils noirs. Sa barbe poussait très drue, l'obligeant à se raser deux fois par jour s'il ne voulait pas, le soir, avoir le menton bleu. Au réveil, il expédiait la tâche face au miroir du lavabo, avant de prendre sa douche, et ce n'était qu'une suite de gestes machinaux, dépourvue de toute solennité. Le soir au contraire, cette corvée devenait un moment de détente qu'il organisait avec soin, veillant à faire couler l'eau du bain par la douche, afin que la vapeur ne brouille pas les miroirs qui entouraient la baignoire encastrée, disposant un verre à portée de sa main, puis étalant longuement la mousse sur son menton, passant et repassant le rasoir en prenant garde de ne pas attaquer sa moustache dont il égalisait les poils ensuite avec des ciseaux. Qu'il dût ou non sortir et paraître à son avantage, ce rite vespéral tenait sa place dans l'équilibre de la journée, tout comme l'unique cigarette qu'il s'accordait, depuis qu'il avait cessé de fumer, après le repas de midi. Le calme plaisir qu'il en tirait n'avait pas varié depuis la fin de son adolescence, la vie professionnelle l'avait même accru et lorsqu'Agnès raillait affectueusement le caractère sacré de ses séances de rasage, il répondait qu'en effet c'était son exercice zen, l'unique plage de méditation vouée à la connaissance de soi et du monde spirituel que lui laissaient ses vaines mais absorbantes activités de jeune cadre dynamique. Performant, corrigeait Agnès, tendrement moqueuse.

Il avait terminé, à présent. Les yeux mi-clos, tous les muscles au repos, il détaillait dans le miroir son propre visage, dont il s'amusa à exagérer l'expression de béatitude humide puis, changeant à vue, de virilité efficiente et déterminée. Un reste de mousse adhérait au coin de sa moustache. Il n'avait parlé de la raser que par plaisanterie, comme il parlait quelquefois de se faire couper les cheveux très courts – il les portait mi-longs, rejetés en arrière. «Très courts? Quelle horreur, protestait immanquablement Agnès. Avec la moustache en plus, et le blouson de cuir, tu ferais pédé.

– Mais je peux aussi me couper la moustache.

– Je t'aime bien avec», concluait-elle. A vrai dire, elle ne l'avait jamais connu sans. Ils étaient mariés depuis cinq ans.

«Je descends faire quelques courses au supermarché, dit-elle en passant la tête par la porte entrouverte de la salle de bains. Il faudra partir d'ici une demi-heure, alors ne traîne pas trop.»

Il entendit un froissement d'étoffe, sa veste qu'elle enfilait, le cliquetis du trousseau de clés ramassé sur la table basse, la porte d'entrée ouverte, puis refermée. Elle aurait pu brancher le répondeur, pensa-t-il, m'éviter de sortir du bain tout ruisselant si le téléphone sonne. Il but une gorgée de whisky, fit tourner le gros verre carré dans sa main, ravi par le tintement des glaçons – enfin, de ce qu'il en restait. Bientôt, il allait se redresser, s'essuyer, s'habiller…

Dans cinq minutes, transigea-t-il, jouissant du plaisir du répit. Il se représentait Agnès progressant vers le supermarché, talons claquant sur le trottoir, patientant dans la queue, devant la caisse, sans que ce piétinement entame sa bonne humeur ni la vivacité de son regard: elle remarquait toujours des petits détails bizarres, pas forcément drôles en soi mais qu'elle savait mettre en valeur dans les récits qu'elle en faisait. Il sourit à nouveau. Et si, quand elle remonterait, il lui avait fait la surprise de s'être vraiment rasé la moustache? Elle avait déclaré, cinq minutes plus tôt, que ce serait une bonne idée. Mais elle n'avait pu prendre sa question au sérieux, pas plus que d'habitude en tout cas. Elle l'aimait moustachu, et lui aussi, d'ailleurs, encore que depuis le temps il se fût déshabitué de son visage glabre: il ne pouvait pas vraiment savoir. De toute façon, si sa nouvelle tête ne leur plaisait pas, il pourrait toujours laisser repousser sa moustache, cela prendrait dix, quinze jours durant lesquels il ferait l'expérience de se voir différent. Agnès changeait bien de coiffure régulièrement, sans le prévenir; il s'en plaignait toujours, lui faisait des scènes parodiques et, dès qu'il commençait à s'y habituer, elle s'en était lassée et apparaissait avec une nouvelle coupe. Pourquoi pas lui, à son tour? Ce serait amusant.

Il rit silencieusement, comme un gamin qui prépare un mauvais coup, puis, tendant le bras, reposa le verre vide sur la coiffeuse et prit une paire de ciseaux, pour le gros ouvrage. L'idée lui vint aussitôt que ce paquet de poils risquait d'obstruer le siphon de la baignoire: une poignée de cheveux y suffisait et ensuite c'était tout un cirque, il fallait verser un de ces produits déboucheurs à base de soude qui puaient pendant des heures. Il s'empara d'un verre à dents qu'il plaça sur le rebord, en équilibre précaire devant la glace et, se penchant dessus, entreprit de tailler dans la masse. Les poils tombaient au fond du verre en petites touffes compactes, très noirs sur le dépôt de calcaire blanchâtre. Il travaillait lentement, pour ne pas s'écorcher. Au bout d'une minute, il releva la tête, inspecta le chantier.

Tant qu'à faire le clown, il pouvait aussi s'arrêter à ce point, laisser sa lèvre supérieure ornée d'une végétation irrégulière, vivace ici, ratiboisée là. Enfant, il ne comprenait pas pourquoi les adultes mâles ne tiraient jamais de leur système pileux un parti comique, pourquoi par exemple un homme qui décidait de sacrifier sa barbe le faisait en général d'un seul coup au lieu de proposer à l'hilarité de ses amis et connaissances, ne serait-ce qu'un jour ou deux, le spectacle d'une joue glabre et d'une autre barbue, d'une demi-moustache ou de rouflaquettes en forme de Mickey, bouffonneries qu'un coup de rasoir suffisait à effacer après s'en être diverti. Bizarre comme le goût de ce genre de caprice s'estompe avec l'âge, lorsque précisément il devient réalisable, pensa-t-il en constatant que lui-même, en pareille occasion, se pliait à l'usage et n'envisageait pas d'aller dans cet état de friche dîner chez Serge et Véronique, pourtant de vieux amis qui ne s'en seraient pas formalisés. Préjugé petit-bourgeois, soupira-t-il, et il continua d'actionner les ciseaux jusqu'à ce que le fond du verre à dents soit plein, le terrain propice au travail du rasoir.

Il fallait se hâter, Agnès allait revenir d'un instant à l'autre, l'effet de surprise serait gâché s'il n'avait pas terminé à temps. Avec la hâte joyeuse de qui emballe un cadeau à la dernière minute, il appliqua de la crème à raser sur la zone débroussaillée. Le rasoir crissa, lui arrachant une grimace; il ne s'était pourtant pas coupé. De nouveaux flocons de mousse, piquetés de poils noirs mais beaucoup plus nombreux que tout à l'heure, tombèrent dans la baignoire. Il recommença deux fois. Bientôt, sa lèvre supérieure fut plus lisse encore que ses joues, du beau travail.

Bien que sa montre fût étanche, il l'avait retirée pour prendre son bain, mais l'opération n'avait pas duré, à son estimation, plus de six ou sept minutes. Pendant qu'il y mettait la dernière main, il avait évité de regarder dans la glace afin de se réserver la surprise, de se voir comme Agnès allait bientôt le voir.

Il leva les yeux. Pas terrible. Le hâle des sports d'hiver, à Pâques, tenait encore un peu sur son visage, si bien que la place de la moustache y découpait un rectangle d'une pâleur déplaisante, qui paraissait même faux, plaqué: une fausse absence de moustache, pensa-t-il, et déjà, sans abdiquer complètement la bonne humeur malicieuse qui l'y avait poussé, il regrettait un peu son geste, se répétait mentalement qu'en dix jours le malheur serait réparé. Tout de même, il aurait pu se livrer à cette facétie à la veille des vacances plutôt qu'après, de manière à être intégralement bronzé et aussi à ce que la repousse soit plus discrète. Que moins de gens soient au courant.

Il secoua la tête. Bon, ce n'était pas grave, il n'allait pas en faire une maladie. Et l'expérience, au moins, aurait eu le mérite de prouver que la moustache lui allait bien.

Prenant appui sur le rebord, il se leva, retira le bouchon de la baignoire qui commença à se vider à grand bruit pendant qu'il s'enroulait dans la serviette-éponge. Il tremblait un peu. Devant le lavabo, il se frictionna les joues avec de l'after-shave, hésitant à toucher la place laiteuse de sa moustache. Quand il s'y résolut, un picotement lui fit crisper les lèvres: l'irritation d'une peau qui, depuis près de dix ans, n'avait pas connu le contact de l'air libre.

Il détourna les yeux du miroir. Agnès n'allait plus tarder. Soudain, il découvrit qu'il était inquiet de sa réaction, comme s'il rentrait à la maison après une nuit dehors passée à la tromper. Il gagna le salon où il avait disposé sur un fauteuil les vêtements qu'il comptait porter ce soir et les enfila avec une hâte furtive. Dans sa nervosité, il tira trop fort sur un lacet de chaussure qui cassa. Un gargouillis véhément l'avertit, tandis qu'il pestait, que la baignoire avait fini de se vider. En chaussettes, il retourna à la salle de bains dont le carrelage mouillé lui fit contracter les orteils, passa le jet de la douche sur les parois de la baignoire jusqu'à ce que le reste de mousse et surtout les poils aient entièrement disparu. Il s'apprêtait à la récurer avec le produit rangé dans le placard sous le lavabo, pour éviter cette peine à Agnès, mais se ravisa à l'idée qu'il se conduirait moins, ce faisant, en mari prévenant qu'en criminel soucieux d'éliminer toute trace de son forfait. En revanche, il vida le verre à dents contenant les poils coupés dans la poubelle en fer-blanc dont une pédale commendait le couvercle, puis le rinça avec soin, sans râcler cependant la couche de calcaire. Il rinça aussi les ciseaux, les essuya ensuite pour qu'ils ne rouillent pas. La puérilité de ce camouflage le fit sourire: à quoi bon nettoyer les instruments du crime quand le cadavre se voit comme le nez au milieu de la figure?

Avant de regagner le salon, il jeta un coup d'œil circulaire à la salle de bains, en évitant de se regarder dans la glace. Puis il mit un disque de bossa-nova des années 50, s'assit sur le canapé avec l'impression pénible d'attendre dans l'antichambre d'un dentiste. Il ne savait pas s'il aimait mieux qu'Agnès rentre tout de suite ou soit retardée, lui laissant un moment de sursis pour se raisonner, ramener son geste à sa juste dimension: une plaisanterie, au pire une initiative malheureuse dont elle allait rire avec lui. Ou bien se déclarer horrifiée, et ce serait drôle aussi.

La sonnette de la porte retentit, il ne bougea pas.

Quelques secondes s'écoulèrent, puis la clé farfouilla dans la serrure et, du canapé dont il n'avait pas bougé, il vit Agnès entrer dans le vestibule en poussant le battant du pied, les bras chargés de sacs en papier. Il faillit crier, pour gagner du temps: «Ferme la porte! Ne regarde pas!» Avisant ses chaussures sur la moquette, il se pencha précipitamment sur elles, comme si la tâche de les mettre pouvait l'absorber longtemps, lui éviter de montrer son visage.

«Tu aurais pu ouvrir», dit Agnès sans acrimonie, en le voyant au passage figé dans cette posture. Au lieu d'entrer dans le salon, elle alla tout droit vers la cuisine et, en tendant l'oreille, il écouta, au fond du couloir, le bourdonnement léger du réfrigérateur qu'elle ouvrait, les sacs froissés à mesure qu'elle en retirait ses achats, puis ses pas qui se rapprochaient. «Qu'est-ce que tu fabriques?

– Mon lacet est cassé, marmonna-t-il sans relever la tête.

– Change de chaussures, alors.»

Elle rit, se laissa tomber sur le canapé, à ses côtés.

Assis du bout des fesses, le buste rigidement incliné sur les chaussures dont il détaillait les surpiqûres sans les voir, il restait paralysé par l'absurdité de la situation: s'il avait fait cette blague, c'était pour accueillir Agnès tout faraud, s'exhiber en plaisantant sa surprise et, le cas échéant, sa désapprobation, pas pour se recroqueviller en espérant différer aussi longtemps que possible le moment où elle le verrait. Il fallait se secouer, vite, reprendre l'avantage et, encouragé peut-être par la péroraison gominée du saxophone sur le disque, il se leva d'un mouvement brusque, marcha en lui tournant le dos vers le couloir où se trouvait le placard à chaussures.

«Si tu tiens à mettre celles-ci, lui cria-t-elle, on peut toujours faire un nœud au lacet, en attendant d'en acheter une paire de rechange.

– Non, ça ira», répondit-il, et il sortit une paire de mocassins qu'il chaussa, debout dans le couloir, en forçant sur les empeignes. 

Au moins, pas de problème de lacets. Il inspira profondément, passa la main sur son visage en s'attardant à la place de la moustache. C'était moins choquant au toucher qu'à la vue, Agnès n'aurait qu'à beaucoup le caresser. Il se força à sourire, surpris de constater qu'il y arrivait à peu près, repoussa la porte du placard, la calant avec le carton qui l'empêchait de bâiller, et retourna au salon, la nuque un peu raide mais souriant, à visage découvert. Agnès avait arrêté le disque et le rangeait dans sa pochette.

«Il faudrait peut-être y aller, maintenant», dit-elle en se tournant vers lui, avant d'abaisser doucement le couvercle de la platine dont le voyant rouge s'éteignit sans qu'il l'ait vue appuyer sur le bouton.

En descendant au sous-sol où se trouvait le parking, elle vérifia son maquillage dans la glace de l'ascenseur, puis le regarda, lui, d'un air approbateur, mais cette approbation, de toute évidence, portait sur son costume et non sur la métamorphose qu'elle n'avait toujours pas commentée. Il soutint son regard, ouvrit la bouche, la referma aussitôt, ne sachant que dire. Durant le trajet en voiture, il resta silencieux, essayant mentalement plusieurs phrases d'amorce mais aucune ne lui parut satisfaisante: c'était à elle de parler la première et du reste elle parlait, racontait une anecdote concernant un auteur de la maison d'édition où elle travaillait, mais il l'écoutait à peine et, ne parvenant pas à interpréter son attitude, fournissait une réplique réduite au minimum. Bientôt ils arrivèrent dans le quartier de l'Odéon, où habitaient Serge et Véronique et où, comme d'habitude, il s'avéra presque impossible de se garer. Les embouteillages, le tour trois fois répété du même pâté de maisons lui donnèrent un prétexte pour exhaler sa mauvaise humeur, frapper le volant du poing, hurler merde à l'intention d'un klaxonneur qui ne pouvait l'entendre. Agnès se moqua de lui et, conscient d'être désagréable, il lui proposa de la déposer pendant que lui continuait à chercher une place. Elle accepta, descendit à hauteur de l'immeuble où ils se rendaient, traversa la chaussée, puis, comme si elle se ravisait brusquement, retourna d'un pas vif vers la voiture à l'arrêt où il attendait que le feu passe au vert. Il baissa la vitre, soulagé à l'idée qu'elle allait, d'un mot tendre, cesser de le faire marcher, mais elle voulait seulement lui rappeler le code de la porte d'entrée. Prêt à la retenir, il se pencha vers la fenêtre, mais elle s'éloignait déjà en lui adressant par-dessus l'epaule un clin d'œil qui pouvait signifier «à tout de suite», «je t'aime», ou n'importe quoi d'autre. Il démarra, perplexe et agacé, éprouvant fortement l'envie d'une cigarette. Pourquoi feignait-elle de n'avoir rien remarqué? Pour répondre par une autre surprise à celle qu'il lui avait ménagée? Mais justement, c'était ça l'étonnant: elle n'avait pas du tout paru surprise, pas même un instant, le temps de se reprendre, de se composer un visage naturel. Il l'avait bien regardée au moment où elle le voyait, en remettant le disque dans sa pochette: pas un haussement de sourcil, une expression fugitive, rien, comme si elle avait eu tout le loisir de se préparer au spectacle qui l'attendait. Bien sûr, on pouvait soutenir qu'il l'avait prévenue, elle avait même dit, en riant, que ce serait une bonne idée. Mais il s'agissait forcément d'une parole en l'air, d'une fausse réponse à ce qui était encore, dans son esprit, une fausse question. Impossible d'imaginer qu'elle l'avait pris au sérieux, qu'elle avait fait les courses en se disant: il est en train de raser sa moustache, il faut qu'en le voyant je fasse comme si de rien n'était. D'un autre côté, le sang-froid dont elle avait fait preuve était encore moins croyable si elle ne s'y attendait pas. En tout cas, jugea-t-il, je lui tire mon chapeau. Joli coup.

Malgré l'embouteillage, son irritation diminuait, et par suite son malaise. L'absence de réaction d'Agnès, ou plutôt la rapidité de sa réaction, trahissait l'étroite complicité qui les liait, un esprit de surenchère, d'improvisation blagueuse dont, au lieu de faire la tête, il convenait plutôt de la féliciter. A malin, malin et demi, ça lui ressemblait bien, ça leur ressemblait bien et l'impatience lui venait à présent, non pas d'élucider un malentendu, mais de jouir avec elle d'une entente quasi télépathique et d'y associer leurs amis. Serge et Véronique allaient rire, d'abord de sa nouvelle tête, ensuite du bateau monté par Agnès, de son énervement qu'il comptait bien avouer, détailler sans s'épargner en se présentant sous un jour déboussolé et plaisamment scrogneugneu, en faisant mousser la réponse du berger à la bergère. A moins… à moins que la bergère, jamais à court d'idées, ne l'ait devancé avec l'intention de mettre Serge et Véronique dans la confidence, d'exiger de leur part la même attitude. C'était lui, sans doute, qui lui avait proposé de monter la première, mais s'il ne l'avait pas fait, elle le lui aurait peut-être demandé. Ou bien, tout comme lui, elle ne voyait que maintenant le parti à tirer de cette longueur d'avance. En fait, il l'espérait, ravi de poursuivre un jeu dont la drôlerie, le côté ping-pong, lui paraissaient maintenant évidents. Il serait déçu si elle n'y pensait pas, mais aucun doute, elle y pensait, l'occasion était trop belle. Il l'imaginait à cet instant en train de faire la leçon à Serge et Véronique, Véronique gloussant, menaçant d'attraper un fou rire à force de s'entraîner à prendre l'air naturel. Elle n'avait pas, loin de là, le talent de comédienne d'Agnès, son aplomb ni son goût du canular, elle se trahirait vite.

La perspective de ce gag, le plaisir qu'il prenait à s'en figurer le déroulement et les ratés possibles dissipaient la gêne qu'il avait éprouvée un moment plus tôt. En prenant du recul, il s'étonnait de son désarroi, se reprochait sa mauvaise humeur; mais non, même pas, elle s'intégrait bien au jeu, il lui semblait presque, rétrospectivement, l'avoir simulée aussi. Il palpa son visage, tendit le cou pour le regarder dans le rétroviseur. Bon, ce n'était pas très heureux, cette lèvre supérieure couleur champignon de Paris au milieu du bronzage, mais on allait en plaisanter, et puis la partie blanche se hâlerait, la partie hâlée pâlirait, surtout il se laisserait repousser la moustache; le seul motif d'enrager, s'il tenait vraiment à en trouver un, c'était que l'automobiliste qui le suivait venait de prendre une place qu'il avait dépassée sans y faire attention, occupé qu'il était à se dévisager.

Serge et Véronique furent à la hauteur. Ni coups d'œil appuyés, ni discrétion ostentatoire, ils le regardaient en face, exactement comme d'habitude. Il les provoqua, pourtant, se débrouilla, sous prétexte de l'aider, pour se retrouver seul à la cuisine avec Véronique et la mettre à l'épreuve en la félicitant de sa bonne mine. Elle lui retourna le compliment: oui, il avait bronzé, oui, il avait fait beau, tu es en forme, tu ne changes pas, toi non plus. Pendant le dîner, tous les quatre parlèrent ski, travail, amis communs, films nouveaux, avec tant de naturel que le gag, à la longue, perdait de son sel comme ces postiches trop parfaits qui, à force de ressembler à l'original, inspirent davantage de respect que de gaieté. De jouer si bien le jeu lui gâchait le plaisir qu'il en avait escompté, il en aurait presque voulu à Véronique qu'il tenait, a priori, pour l'élément défaillant du complot, et qui ne flanchait pas. Personne ne saisissait les perches de plus en plus grosses qu'il tendait, parlant du socialisme glabre imposé par le gouvernement Fabius ou des moustaches dessinées à la Joconde par Marcel Duchamp et, en dépit de la tension implicite que cette plaisanterie impeccablement filée imprimait au déroulement de la soirée, il se sentait triste comme un enfant qui, lors d'un repas familial en l'honneur de son prix d'excellence, voudrait que la conversation porte seulement sur cet événement, souffre que les adultes, après l'en avoir félicité n'y reviennent pas sans cesse, parlent d'autre chose, l'oublient. Le vin aidant, il se surprit lui-même à oublier, l'espace d'une minute, qu'il avait rasé sa moustache, que les autres feignaient de ne pas le remarquer et, lorsqu'il s'en rendait compte, jetait un coup d'œil au miroir surmontant la cheminée afin de… se persuader qu'il n'avait pas rêvé, que le phénomène, apparemment oublié de tous, persistait cependant, ainsi que la mystification dont il était la victime consentante, la vedette lassée de son emploi d'Arlésienne. Cette persistance l'étonna d'autant plus qu'après le dîner, Serge, un peu éméché, se disputa avec Véronique, pour une raison futile qui d'ailleurs lui échappa. De telles disputes se produisaient souvent entre leurs hôtes, nul n'y attachait d'importance. Véronique avait mauvais caractère et Agnès, qui la connaissait depuis toujours, s'amusait ouvertement de ses haussements d'épaules furieux, de ses replis vers la cuisine où elle l'accompagnait pour mettre de l'huile sur le feu. Cette scène de ménage, toutefois, faisait oublier la comédie de l'indifférence à l'endroit de la moustache coupée, ce qui en soit était compréhensible, mais devint plus bizarre quand l'incident fut clos. Car la tension ne se résorbait pas tout à fait et Véronique, vexée, faisant ostensiblement sécession, il semblait logique qu'elle se désolidarise avec éclat d'une blague dont l'entente générale était la condition. Or, elle ne le fit pas. Il chercha le moyen de la pousser à dénoncer un pacte que, toute à sa colère, elle avait peut-être complètement oublié, mais n'en trouva que de grossiers qui auraient conclu lourdement un gag auquel Agnès avait peut-être prévu une chute brillante. Véronique manifestant qu'elle en avait assez et souhaitait les voir partir pour se chamailler dans l'intimité, il devint clair pourtant qu'il n'y aurait pas de chute, que le gag s'arrêtait là, ne serait pas commenté par ses interprètes, se félicitant mutuellement et riant de bon cœur comme il l'avait espéré. Sa déception enfantine s'accentua, l'agacement revint. Même s'il trouvait une façon spirituelle de remettre l'affaire sur le tapis, il n'y avait guère de chance à présent que sa sortie trop longtemps différée soit accueillie par autre chose qu'un enjouement réchauffé, prouvant que le plaisir qu'on avait pu prendre à jouer cette comédie était depuis longtemps retombé, remplacé par une indifférence non stimulée et pour lui frustrante.

Agnès, dans la voiture, ne revint pas davantage sur la question. Sans doute regrettait-elle que sa blague ait fait long feu, au point que jusque sur le palier tous se soient accordés tacitement à ne pas la ranimer, mais elle ne le montrait pas, commentait gaiement le dîner, le caractère de cochon de Véronique, persiflait à son habitude. Et bien qu'il n'attendît pas d'elle un étalage de confusion, ce refus d'évoquer, même incidemment, le petit événement de la soirée, lui parut presque agressif, comme si, un comble, elle lui en voulait à lui de l'enlisement de sa plaisanterie. Il détestait être fâché contre Agnès, aurait voulu l'aimer sans aucune réticence, si brève et éphémère fût-elle; et, de fait, l'amour qu'ils se portaient allait de pair avec un sens de l'humour à usage privé qui suffisait en général à désamorcer les conflits. S'agissant d'un caprice aussi bénin, un minimum de recul aurait dû le prévenir contre toute irritation. Malgré quoi l'attitude d'Agnès l'irritait, et même réveillait l'angoisse inexplicable, l'impression diffuse d'être en faute qu'il avait éprouvées au sortir de la salle de bains. C'était ridicule, évidemment, il pouvait bien jouer le jeu encore cinq minutes si cela amusait Agnès, mais il allait finir par lui en vouloir, il le pressentait, alors autant arrêter. Seulement, c'était à elle de faire le premier pas et tant pis si, ayant trop tardé, il ne lui restait rien de mieux à sortir qu'un banal «ça ne te va pas mal, tu sais», il suffisait qu'elle le dise gentiment. Même si elle trouvait ça moche, d'ailleurs, le tout était de le dire. Mais apparemment, elle ne voulait pas. Tête de mule, pensa-t-il.

Depuis deux minutes, elle avait cessé de parler, regardait droit devant elle avec une petite moue boudeuse, l'air de lui reprocher son manque d'attention. Il l'adorait ainsi, le front buté sous la frange, soudain enfantine. Son mécontentement disparut d'un coup, balayé par une vague d'attendrissement un peu goguenard, celui de l'adulte qui cède au caprice d'une gamine en faisant remarquer que c'est le plus intelligent qui s'arrête le premier.

A un feu rouge, il se pencha sur elle et, du bout des lèvres, suivit le contour de son visage. Comme elle tendait la tête en arrière pour lui offrir son cou, il remarqua qu'elle souriait, pensa dire: «Tu as gagné.» Il préféra frotter, en tordant le nez, sa lèvre supérieure lisse contre la peau, remontant de la clavicule au lobe de l'oreille, et murmurer: «ça change, non?»

Elle soupira doucement, posa la main sur sa cuisse tandis qu'il s'écartait à regret pour passer du point mort en première. Après qu'ils eurent traversé le carrefour, elle demanda à mi-voix:

«Qu'est-ce qui change?»

Il pinça les lèvres, refusant de se laisser aller à l'impatience.

«Pouce.

– Quoi, pouce?

– S'il te plaît…, implora-t-il comiquement.

– Mais quoi, qu'est-ce qu'il y a?»

Tournée vers lui, elle le dévisageait avec une curiosité si bien jouée, tendre, un peu inquiète, qu'il craignait, si elle continuait, de vraiment lui en vouloir. Il avait fait le premier pas, cédé sur toute la ligne, elle devait comprendre que ça ne l'amusait plus, qu'il avait envie de parler tranquillement.

S'efforçant de poursuivre sur le ton de l'adulte qui raisonne une fillette entêtée, il déclara avec emphase:

«Les plaisanteries les meilleures sont les plus courtes.

– Mais quelle plaisanterie?

– Arrête!» coupa-t-il avec une brusquerie qu'il regretta aussitôt. Il reprit doucement:

«Stop.

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Arrête, s'il te plaît. Je te demande d'arrêter.» Il avait cessé de sourire, elle aussi.

«Bon. Arrête-toi, dit-elle. Tout de suite. Ici.» Il comprit qu'elle parlait de la voiture, obliqua sèchement vers le couloir de bus et coupa le contact, pour donner plus de poids à son injonction d'en finir. Mais elle parla la première:

«Explique-moi.»

Elle paraissait si déconcertée, choquée même, qu'il se demanda un instant si elle n'était pas sincère, s'il se pouvait que, pour quelque raison incroyable, elle n'ait rien remarqué. Mais aucune raison incroyable ne faisait l'affaire, il était même grotesque de se poser la question, et encore plus de la lui poser.

«Tu n'as rien remarque? demanda-t-il quand même.

– Non. Non, je n'ai rien remarqué et tu vas m'expliquer tout de suite ce que j'aurais dû remarquer.»

C'était la meilleure, pensa-t-il: le ton déterminé, presque menaçant, de la femme qui va faire une scène, sûre de son bon droit. Mieux valait abandonner, elle se lasserait comme les enfants quand on cesse de faire attention à eux. Mais elle n'avait plus sa voix d'enfant. Il hésita, finit par soupirer: «Rien», et avança la main vers la clé de contact. Elle la retint.

«Si, ordonna-t-elle. Dis-moi.»

Il ne savait même pas quoi dire. Enfoncer le clou, prononcer les quelques mots qu'Agnès, poussée par une lubie quelconque, voulait à toute force lui faire prononcer semblait soudain difficile, vaguement obscène.

«Mais enfin, ma moustache», finit-il par lâcher en boulant les syllabes.

Voilà. Il l'avait dit.

«Ta moustache?»

Elle fronça les sourcils, mimant à la perfection la stupeur. Il l'aurait applaudie ou giflée.

«Je t'en prie, arrête, répéta-t-il.

– Mais arrête, toi! – Elle criait presque: Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?»

Il prit sa main, sans douceur: la porta à ses lèvres, appliqua les phalanges un peu raides, crispées, à la place de la moustache. A ce moment, les phares de l'autobus qui arrivait derrière eux les éblouirent. Lâchant la main, il démarra, se déporta au milieu du boulevard.

«Il circule tard, ce bus…», observa-t-il bêtement, pour faire une pause, en pensant à la fois qu'ils avaient quitté tôt Serge et Véronique et que, comme c'était parti, la pause ne servait à rien. Agnès, qui tenait sa scène, revenait déjà à la charge.

«J'aimerais que tu m'expliques. Tu veux te faire pousser la moustache, c'est ça?

– Mais enfin, touche, bon dieu! cria-t-il en reprenant sa main, qu'il pressa de nouveau sur sa bouche. Je viens de la raser, tu ne sens pas? Tu ne vois pas?»

Elle retira sa main, eut un petit rire bref, moqueur et sans gaieté, qu'il ne lui connaissait pas.

«Tu te rases tous les jours, non? Deux fois par jour.

– Arrête, merde.

– C'est monotone, comme gag, observa-t-elle sèchement.

– Ta spécialité, non?»

Elle ne répondit pas, et il pensa qu'il avait touché juste. II accéléra, décidé à se taire jusqu'à ce qu'elle mette fin à cette histoire idiote. C'est le plus intelligent qui s'arrête le premier, se répéta-t-il, mais la phrase avait perdu sa nuance de gronderie affectueuse, s'installait pesamment dans sa tête que les syllabes martelaient avec une sorte d'imbéciiité rageuse. Agnès continuait à se taire et, lorsqu'il la regarda à la dérobée, le désarroi de son visage le frappa comme une méchanceté. Jamais il ne l'avait vue ainsi, odieuse et apeurée. Jamais elle n'avait joué la comédie avec cette véhémence. Pas une fausse note, du grand art, et pourquoi? Pourquoi faire ça?

Ils restèrent silencieux le reste du trajet, dans l'ascenseur aussi et même une fois entrés dans la chambre où ils se dévêtirent chacun de son côté, sans se regarder. De la salle de bains où il se brossait les dents, il l'entendit rire, d'une manière qui appelait une question, et il ne la posa pas. Mais au son de ce rire, sans hargne, presque pouffé, il devina qu'elle voulait faire machine arrière. Et quand il revint dans la chambre, elle lui souriait, déjà couchée, avec une expression de timidité rouée, repentante et sûre du pardon qui rendait presque inimaginable celle qu'il avait surprise dans la voiture. Elle regrettait; bien sûr, il allait se montrer bon prince.

«A mon avis, dit-elle, Serge et Véronique sont déjà réconciliés. On pourrait peut-être faire comme eux.

– C'est une idée», répondit-il en souriant à son tour, et il se glissa dans le lit, la prit dans ses bras, à la fois soulagé qu'elle dépose les armes et soucieux d'avoir le triomphe modeste. Les yeux fermés déjà, serrée contre lui, elle émit un petit grognement de plaisir et pressa son épaule de la main comme pour donner le signal du sommeil. Il éteignit la lumière.

«Tu dors?» dit-il un peu plus tard.

Elle répondit immédiatement, à voix basse mais distincte:

«Non.

– A quoi penses-tu?»

Elle rit doucement, comme avant de se coucher. «A ta moustache, bien sûr.»

II y eut un moment de silence, un camion passa dans la rue, faisant trembler les vitres, puis elle reprit, hésitante:

«Tu sais, tout à l'heure, dans la voiture…

– Oui?

– C'était drôle, mais j'ai eu l'impression que si tu continuais… j'allais avoir peur.»

Silence. Il avait les yeux grands ouverts, certain qu'elle aussi.

«J'ai eu peur», murmura-t-elle.

Il déglutit sèchement.

«Mais c'est toi qui as continué…

– S'il te plaît, implora-t-elle en serrant sa main aussi fort que possible. Je t'assure, ça me fait peur.

– Alors ne recommence pas», dit-il en l'enlaçant, avec l'espoir inquiet de calmer la machine, qu'il sentait prête à se remettre en marche. Elle le sentit aussi, s'arracha à son étreinte d'un geste violent, alluma la lumière.

«C'est toi qui recommences, cria-t-elle. Ne fais plus jamais ça!»

Il vit qu'elle pleurait, la bouche affaissée, le dos secoué de frissons. Impossible de simuler ça, pensat-il affolé, impossible qu'elle ne soit pas sincère. Impossible aussi qu'elle le soit, ou alors elle perdait la raison. Il la saisit aux épaules, bouleversé par son tremblement, par la contraction de ses muscles. La frange cachait ses yeux, il la releva, dégageant le front, prit son visage entre ses mains, prêt à tout pour qu'elle cesse d'avoir mal. Elle bégaya:

«Qu'est-ce que c'est que cette histoire de moustache?

– Agnès, murmura-t-il, Agnès, je l'ai rasée. Ce n'est pas grave, ça repoussera. Regarde-moi, Agnès. Qu'est-ce qui se passe?»

Il répétait chaque mot, doucement, chantonnant presque tout en la caressant, mais elle s'écarta de nouveau, les yeux écarquillés, comme dans la voiture, la même progression.

«Tu sais bien que tu n'as jamais eu de moustache. Arrête ça, s'il te plaît.» Elle criait: «S'il te plaît. C'est idiot, s'il te plaît, ça me fait peur, arrête ça… Pourquoi fais-tu ça?» chuchota-t-elle pour finir.

Il ne répondit pas, accablé. Que pouvait-il lui dire? D'interrompre ce cirque? Pour reprendre le dialogue de sourds? Que se passait-il? Des blagues déroutantes, qu'elle faisait parfois, lui revenaient à l'esprit, l'histoire de la porte murée… Soudain, il repensa au dîner chez Serge et Véronique, à leur obstination à feindre de ne rien voir. Que leur avait-elle dit, et pourquoi? Que voulait-elle?

Ils avaient souvent les mêmes idées en même temps. Ça ne rata pas et, à l'instant où elle ouvrit la bouche, il comprit que l'avantage reviendrait à celui qui poserait la question le premier. A elle, donc.

«Si tu t'étais rasé la moustache, Serge et Véronique l'auraient remarqué, non?»

Imparable. Il soupira:

«Tu leur as dit de faire semblant.»

Elle le fixa, pupilles dilatées, bouche béante, aussi visiblement horrifiée que s'il la menaçait avec un rasoir.

«Tu es fou, siffla-t-elle. Complètement fou.» Il ferma les yeux, paupières serrées au point de se faire mal sur l'espoir absurde, quand il les rouvrirait, qu'Agnès serait endormie, le cauchemar passé. Il l'entendit bouger, repousser les draps, elle se levait. Et si elle était folle, si elle avait une hallucination, que faire? Entrer dans son jeu, prononcer des paroles apaisantes, la bercer en disant: «Mais oui, tu as raison, je n'ai jamais eu de moustache, je te faisais marcher, pardonne-moi…»? Ou bien lui prouver qu'elle délirait? L'eau coula dans la salle de bains. Quand il ouvrit les yeux, elle s'approchait du lit, un verre à la main. Elle avait enfilé un tee-shirt et semblait plus calme.

«Écoute, dit-elle, on va téléphoner à Serge et Véronique.»

Cette fois encore, elle le devançait, assurait son avantage en faisant une proposition d'une certaine façon raisonnable, qui le plaçait, lui, en position de défense. Et si elle les avait persuadés de concourir à la mystification, s'ils avaient persévéré pendant tout le dîner, rien n'assurait qu'ils ne s'y tiendraient pas au téléphone. Mais pourquoi? Pourquoi? Il ne comprenait pas.

«A cette heure?» demanda-t-il, conscient de commettre une faute, d'avancer un prétexte de convention futile pour se dérober à une épreuve qu'il prévoyait dangereuse pour lui.

«Je ne vois pas d'autre solution.» Sa voix, soudain, reprenait de l'assurance. Elle tendit la main vers le téléphone.

«Ça ne prouvera rien, murmura-t-il. Si tu les as prévenus…»

Il regretta, à peine formulée, cette précaution défaitiste et, soucieux de reprendre l'initiative par un acte d'autorité, s'empara lui-même de l'appareil. Agnès, assise au bord du lit, le laissa faire sans protester. Ayant formé le numéro, il compta quatre sonneries, puis on décrocha; il reconnut la voix ensommeillée de Véronique.

«C'est moi, dit-il avec brusquerie. Désolé de te réveiller, mais j'ai un renseignement à te demander. Tu te rappelles ma tête? Tu l'as bien vue ce soir?

– Non, fit Véronique.

– Tu n'as rien remarqué?

– Pardon?

– Tu n'as pas remarqué que je ne portais plus de moustache?»

– Tu déconnes ou quoi?»

Agnès, qui avait pris l'écouteur, fit un geste qui signifiait clairement: «Tu vois bien…» et dit, impatientée: «Passe-la-moi.» Il lui tendit le combiné, dédaignant l'écouteur qu'elle lui offrait en échange, pour bien marquer le peu de valeur qu'il attachait à un test de toute manière truqué.

«Véronique?» dit Agnès. Un temps, puis elle reprit: «Justement, je te le demande. Écoute: suppose que je t'ai fait jurer de dire, quoi qu'il arrive, qu'il n'a jamais eu de moustache. Tu me suis?»

Elle agita l'écouteur dans sa direction, comme pour lui ordonner de le prendre et, furieux contre lui-même, il obéit.

«Bien, continua-t-elle. Si je t'ai demandé ça, considère que c'est annulé, oublie tout et répondsmoi franchement: oui ou non, est-ce que tu l'as déjà vu avec une moustache?

– Non. Évidemment non. Et puis…» Véronique s'interrompit, on entendit la voix de Serge sur fond de grésillement, puis une sorte d'aparté, main posée sur le combiné, enfin Serge prit l'appareil:

«Vous avez l'air de bien vous amuser, dit-il, mais nous, on dort. Salut.»

Ils entendirent le déclic, Agnès raccrocha lentement.

«On s'amuse bien, en effet, commenta-t-elle. Tu vois?»

Il la regarda, égaré.

«Tu leur as dit.

– Appelle qui tu veux. Carine, Paul, Bernard, quelqu'un à ton agence, n'importe qui.»

Elle se leva, prit un carnet d'adresses sur la table basse et le jeta sur le lit. Il comprit qu'en le ramassant, en le feuilletant, en cherchant quelqu'un d'autre à appeler, il reconnaîtrait sa défaite, même si c'était absurde, impossible. Quelque chose, ce soir, s'était détraqué, qui l'obligeait à prouver l'évidence, et ses preuves n'étaient pas probantes, Agnès les avait faussées. Il se méfiait du téléphone à présent, pressentant sans pouvoir en imaginer les modalités une conspiration où il tenait sa place, un gigantesque 

canular pas drôle du tout. Tqut en rejetant l'hypothèse extravagante selon laquelle Agnès aurait appelé tous les amis figurant dans son carnet d'adresses pour leur faire jurer sous un prétexte quelconque d'assurer, quoi qu'elle dise, même si elle les pressait de se rétracter, qu'il n'avait jamais porté de moustache, il devinait qu'en appelant Carine, Bernard, Jérôme, Samira, il obtiendrait la même réponse, qu'il fallait repousser cette ordalie, quitter ce terrain miné et se reporter sur un autre où il aurait l'initiative, une possibilié de contrôle.

«Écoute, dit-il, nous avons bien des photos quelque part. Celles de Java, tiens.»

Sortant du lit, il fouilla dans le tiroir du secrétaire, en retira le paquet des photos de leurs dernières vacances. Ils figuraient tous deux sur bon nombre d'entre elles.

«Alors?» dit-il en lui en tendant une.

Elle jeta un coup d'œil, leva les yeux sur lui, la lui rendit. Il la regarda: c'était bien lui, vêtu d'une chemise de batik, les cheveux collés sur le front par la sueur, souriant et moustachu.

«Alors?» répéta-t-il.

Elle ferma les yeux à son tour, les rouvrit, répondit d'une voix lasse: «Qu'est-ce que tu veux prouver?»

Il voulut dire «arrête», encore une fois, argumenter, mais se rappela, soudain épuisé lui aussi, que tout allait recommencer, revenir à la case départ, c'est le plus intelligent qui s'arrête le premier, autant baisser les bras, attendre que ça passe.

«O.K., dit-il en laissant tomber la photo sur la moquette.

– Dormons», dit Agnès.

D'une petite boîte en cuivre, disposée sur la table de chevet, elle sortit une plaque de somnifères, avala un comprimé et lui en donna un, avec le verre d'eau.

Il la rejoignit sur le lit, éteignit la lumière, ils ne se touchaient pas. Un peu après, elle effleura le dos de sa main, sous les draps, et il caressa la sienne du bout des doigts, quelques instants. Il sourit machinalement, dans le noir. Au repos, l'esprit abandonné, glissant vers le sommeil, il ne parvenait plus vraiment à lui en vouloir, elle y allait fort, mais c'était elle, il l'aimait ainsi, avec son grain de folie, comme quand elle téléphonait à une amie en disant: «Mais qu'est-ce qui se passe?… Eh bien, ta porte…, oui, ta porte, comment, tu n'as pas vu?… Je t'assure, à la place de ta porte, en bas, il y a un mur de briques… Mais non, plus de porte… Mais si, je te jure, je suis à la cabine du carrefour… Si, des briques…», et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'amie, incrédule mais quand même troublée, descende dans le hall de son immeuble, remonte ensuite appeler Agnès chez elle et dire: «Ah, c'est malin!» «C'est malin…», murmura-t-il très bas, pour lui-même, et ils s'endormirent.


Il se réveilla à onze heures du matin, la tête lourde et la bouche pâteuse, à cause du somnifère. Sous le réveil, Agnès lui avait laissé un mot: «A ce soir. Je t'aime.» Les photos de Java gisaient, éparpillées sur la moquette au pied du lit, il en ramassa une qu'il regarda longuement: Agnès et lui, vêtus de clair, serrés l'un contre l'autre dans un cyclopousse dont le conducteur, derrière eux, souriait de toutes ses dents rougies par le bétel. Il tâcha de se rappeler qui avait pris la photo, sans doute un passant, sur leur demande; chaque fois qu'il confiait ainsi son appareil à un inconnu, il craignait vaguement que celui-ci ne détale à toutes jambes, mais cela ne s'était jamais produit. Il se passa la main sur le visage, comme tuméfié par le sommeil trop lourd. Ses doigts s'attardèrent sur le menton, retrouvant la sensation de picotement familière, hésitant à s'aventurer jusqu'à la lèvre supérieure. Quand enfin il s'y décida, il n'éprouva aucune surprise, car il ne se figurait pas avoir rêvé la veille, mais le contact, pourtant identique à celui des joues, lui fut désagréable. Il regarda de nouveau la photo du cyclopousse, puis se leva et passa dans la salle de bains. Tant qu'à s'être réveillé tard, il allait prendre son temps, s'offrir le luxe d'un bain au lieu de son habituelle douche matinale.

Pendant que l'eau coulait, il téléphona à l'agence pour dire qu'il arriverait en début d'après-midi. Cela posait d'autant moins de problème, paradoxalement, qu'ils étaient en pleine charrette et travaillaient plutôt tard le soir. Il faillit interroger Samira au sujet de sa moustache, mais se ravisa: ça suffisait comme ça, les puérilités.

Il ne se rasa pas dans son bain, mais devant le lavabo, en prenant soin de ne pas toucher aux poils naissants de sa moustache que, décidément, il laisserait repousser. La preuve était faite qu'il ne s'aimait pas sans.

Dans la baignoire, il réfléchit. Sans lui en vouloir vraiment, il comprenait mal l'obstination d'Agnès à persévérer dans un canular dont la drôlerie, honnêtement, s'épuisait au bout de cinq minutes. Bien sûr, comme il le lui avait dit, les plaisanteries tordues étaient une de ses spécialités. Sans même parler du coup de la porte murée, qu'il avait trouvé carrément morbide, sa façon de mentir l'avait toujours étonné. Agnès, comme tout le monde, pratiquait à l'occasion de petits mensonges intéressés, pour s'excuser de ne pouvoir venir à un dîner ou de n'avoir pas fini un travail à temps, mais au lieu de dire par exemple qu'elle était malade, que sa voiture venait de tomber en panne ou qu'elle avait égaré son agenda, mettait une conviction totalement disproportionnée à soutenir, plutôt que des arguments bidon mais vraisemblables, des contrevérités manifestes. Si un ami avait attendu son coup de fil tout l'après-midi, chez lui, elle ne disait pas qu'elle avait oublié, que le téléphone sonnait occupé ou ne répondait pas, ce qui pouvait après tout laisser supposer qu'il était en dérangement, mais assurait, les yeux dans les yeux, à l'ami en question qu'elle l'avait bien appelé, qu'elle lui avait parlé, ce qu'il savait pertinemment être faux et obligeait, soit à imaginer qu'à la suite d'une erreur, et pour une raison mystérieuse, un inconnu s'était fait passer pour l'interlocuteur qu'il n'était pas, soit à accuser cet interlocuteur de mensonge, ce qu'Agnès ne manquait pas de faire implicitement, en tablant sur l'invraisemblance de l'explication comme gage de sa sincérité. Pourquoi, en effet, inventer une excuse aussi saugrenue? Cette stratégie désorientait, elle s'en vantait d'ailleurs, après coup, racontait autour d'elle ce genre d'exploits, mais lorsqu'une de ses victimes, pour la confondre, lui rappelait ces aveux, elle répondait que oui, elle le faisait souvent, mais là non, elle le jurait, elle ne mentait pas, et elle s'y tenait si bien qu'on était forcé, sinon de la croire, du moins de capituler en bougonnant, faute de quoi la discussion pouvait s'éterniser sans qu'elle dévie jamais de sa thèse. L'hiver précédent, ils avaient passé un week-end à la campagne, chez Serge et Véronique, dans une maison au chauffage assez vétuste, où les chambres ne pouvaient être maintenues à une température raisonnable que si chaque radiateur fonctionnait seulement à mi-régime, sans quoi les plombs sautaient. La frileuse Agnès avait évidemment commencé par pousser le radiateur de leur chambre au maximum, évidemment les plombs avaient sauté. Elle ne s'était pas découragée mais, après trois coupures de courant successives, après trois sermons où Serge lui avait représenté la nécessité de sacrifier un peu de son confort à l'intérêt collectif, semblait s'être enfin résignée. Les hôtes du week-end avaient passé dans la grande salle commune une soirée paisible qu'aucun incident n'était venu troubler, même après qu'Agnès fut allée se coucher, la première. Chacun s'attendait à dormir dans une pièce décemment chauffée, d'où consternation générale en découvrant des radiateurs éteints, des chambres glaciales. Le doute n'était pas permis, le forfait signé: après avoir endormi la méfiance de ses compagnons de week-end, Agnès avait traîtreusement coupé le chauffage à tous les autres afin de pouvoir monter le leur au maximum et se prélassait dans une étuve où, semblait-il, elle n'imaginait pas un instant que ses victimes furieuses viendraient la réveiller pour lui demander des comptes. Jusqu'au bout, contre toute vraisemblance, elle plaida non coupable, s'indignant qu'on la soupçonne d'une action aussi noire. «Alors, qui l'a fait?» répétait Véronique, exaspérée. «Je ne sais pas, pas moi en tout cas» et elle ne voulut jamais en démordre. On avait fini par en rire, elle aussi, mais sans avouer, sans même fournir d'explication de rechange telle que dérèglement de la chaudière ou intrusion d'un cambrioleur qui se serait amusé à tripoter les boutons des radiateurs.

De fait, considéré froidement, le coup de la moustache n'était ni plus ni moins étonnant que celui-ci, ou celui des briques. La différence tenait à ce qu'ils l'avaient tous deux poussé plus loin, qu'il lui avait emboîté le pas jusqu'à l'hostilité, et aussi à ce qu'il était cette fois la victime. D'ordinaire, elle le rendait tacitement complice de sa mauvaise foi sans réplique, pour laquelle il montrait une indulgence affectueuse, admirative même. Bizarre d'ailleurs, pensa-t-il, qu'en cinq ans de vie commune elle ne lui ait jamais appliqué ce traitement, comme s'il représentait à ses yeux un tabou. Pas si bizarre, en fait. Il savait très bien qu'il y avait deux Agnès: l'une sociable, brillante, toujours en représentation, dont les foucades, le comportement imprévisible finissaient par séduire à force de naturel et, même s'il ne l'avouait pas, le rendaient très fier d'elle; l'autre connue de lui seul, fragile et inquiète, jalouse aussi, capable de fondre en larmes pour un rien, de se pelotonner dans ses bras, et qu'il consolait. Elle avait son autre voix alors, hésitante, mièvre presque, qui l'aurait agacé en public mais témoignait, dans l'intimité de leur couple, d'un abandon bouleversant. En y réfléchissant, dans l'eau qui refroidissait, il comprenait avec déplaisir ce qui l'avait le plus troublé dans la scène de la veille: pour la première fois, Agnès avait introduit un des numéros de son cirque mondain dans leur sphère protégée. Pire encore, afin de lui donner plus de poids, elle avait exploité pour faire ce numéro le registre de voix, d'intonations, d'attitudes, réservé au domaine tabou où cessait en principe toute comédie. Violant une convention jamais formulée, elle l'avait traité comme un étranger, inversant les positions en sa défaveur avec toute la virtuosité acquise à force de pratiquer ce sport, et de façon presque haineuse: il se rappelait son visage chaviré d'angoisse, ses larmes. Elle avait vraiment paru effrayée, elle l'avait vraiment, en toute conviction, accusé de la persécuter, de l'effrayer délibérément, sans raison. Sans raison, justement… Pourquoi avait-elle fait cela? De quoi voulait-elle le punir? Pas d'avoir rasé sa moustache, tout de même. Il ne la trompait pas, ne la trahissait en rien, et l'examen de sa conscience ne le rassurait pas, impliquant qu'elle sanctionnait une faute que lui-même ignorait. A moins qu'elle n'ait voulu le tourmenter gratuitement ou, plus vraisemblablement, qu'elle ne se soit pas rendu compte. Lui-même, du reste, ne s'en rendait vraiment compte que maintenant, à tête reposée. Il fallait faire la part de l'ivresse légèrement perverse qu'on doit éprouver à manipuler quelqu'un, à le faire tourner sur lui-même, de plus en plus vite, jusqu'au moment de lui rendre son aplomb et de dire: «C'était bien, non?» Mais vraiment, elle y était allée fort en s'assurant contre lui, même sous prétexte de farce, la complicité de Serge et Véronique. Qu'ils aient accepté, eux, tenu leur rôle comme elle le demandait, c'était compréhensible, ils pensaient se prêter à un jeu entre eux deux, une de ces plaisanteries privées dont ils étaient coutumiers, et non la première escarmouche sérieuse d'une sorte de guérilla conjugale. Non, il ne fallait pas exagérer. Ils avaient un peu bu, c'était fini, elle ne recommencerait plus. Mais tout de même, sans exagérer, cela faisait mal, c'était une trahison, la première. Son expression bouleversée de la veille repassait devant ses yeux, ses larmes de théâtre, aussi vraies que les vraies, et la faille qu'elles creusaient dans leur confiance mutuelle. Et voilà, pensa-t-il, j'exagère encore, stop.

Il sortit du bain, s'ébroua, décidé à oublier l'incident. Il se promit de ne jamais le lui reprocher, même s'il y avait motif à reproche… et non, aucun motif, c'était classé, on n'en reparlait plus.

En s'habillant, cependant, il songea qu'il avait été bien stupide, pas seulement d'entrer dans le jeu, mais d'y avoir manqué de présence d'esprit au moment du coup de téléphone. Agnès avait manœuvré pour appeler d'abord Serge et Véronique, puis, sur son objection qu'elle avait pu leur faire la leçon, bluffé en proposant d'appeler n'importe qui d'autre. Et lui, comme un imbécile, avait eu l'impression d'une fatalité qui le ferait désavouer par tout le monde ce soir-là, alors qu'elle n'avait pu, matériellement, prévenir que Serge et Véronique. Depuis le moment où, avant de partir dîner, elle l'avait vu avec sa moustache coupée, ils ne s'étaient quittés que dix minutes, le temps qu'il se gare. Elle avait mis ce délai à profit pour sermonner Serge et Véronique, mais il était exclu qu'elle ait aussi fait la tournée téléphonique de tous leurs amis pour leur donner la consigne. Il s'était fait avoir. D'autant que ce matin, si elle voulait, elle avait tout le temps de mettre dans son camp, un par un, tous les gens qu'ils connaissaient. L'idée, à peine éclose, le fit sourire: le simple fait de l'avoir eue, d'imaginer Agnès tissant une conspiration téléphonique pour les besoins d'un canular éventé… Tiens, il le lui dirait, elle en rirait aussi et peut-être, par ce biais plaisant, comprendrait-elle sans qu'il ait à faire aucun reproche à quel point ce qu'elle pensait être une blague innocente avait pu l'affecter. Mais non, mieux valait qu'elle ne perde pas la face, si peu que ce fût; il ne le lui dirait pas, il n'en reparlerait plus, c'était fini.




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